Depuis la tentative d'attentat à bord du vol Amsterdam-Detroit, à Noël, l'administration Obama pousse fortement à ce que les Etats-Unis et tous les aéroports ayant des vols à destination de ce pays se dotent de scanners corporels (body scanner), machines qui posent question au niveau du respect de la vie privée et de l'intimité des personnes (les personnes apparaissant nues sur les écrans), de la santé, et, last but not least, de leur efficacité dans la prévention des actes terroristes. Le scanner vient ainsi s'ajouter aux passeports biométriques, pour s'insérer dans le projet plus global d'automatisation des frontières 1.
Une fois de plus, c'est l'événement médiatique qui permet de ressortir les projets des cartons 2, au grand plaisir de l'industrie de la sécurité, quelque peu malmenée par les réductions de commandes militaires effectuées par le Pentagone. De telles machines ont déjà été installées dans 19 aéroports américains (ainsi qu'au moins une prison), en Hollande (Schipol), en Suisse, à Moscou, à Jeddah (Arabie Saoudite) et à Londres (Luton) 3. L'aéroport d'Heathrow, en Grande-Bretagne, a cependant décidé d'arrêter d'utiliser une telle machine après un essai de quatre ans.
Le Royaume-Uni, le Danemark et la France ont aussitôt emboîté le pas à leur allié atlantique, les députés français introduisant un amendement dans le projet de loi LOPPSI II (art. 18 bis) visant à permettre l'"expérimentation" pour une durée de trois ans, des scanners corporels dans les aéroports.
Plus de 8 ans après les attentats du 11 septembre, l'urgence a cependant été jugée telle que la DGAC (Direction générale de l'aviation civile) a tout bonnement anticipé la promulgation de la loi, en mettant en œuvre dès le 22 février un scanner à ondes millimétriques au terminal T2 de l'aéroport de Paris-Charles de Gaulle, visant les voyageurs à destination des Etats-Unis. On peut s'interroger, à l'instar de la Ligue des droits de l'homme, sur la légalité d'une telle politique du fait accompli, de même que l'habitude de faire passer des mesures pérennes pour de prétendues "expérimentations". Cette rapidité de réaction de la part des Etats de l'UE a suscité l'agacement de la présidence espagnole de l'UE, qui réclamait le 7 janvier une position commune sur le sujet 4.
Soi-disant "facultatif", cette nouvelle panacée technologique, distribuée par Visiom et qui coûte environ 200 000 euros 5, sera imposé par la loi à tout voyageur, le refus de s'y soumettre valant en effet refus d'embarquement 6. Dans l'immédiat, l'aéroport de Charles de Gaulle permet le choix entre la "palpation de sécurité" et le scanner.
La variété des enjeux soulevés par ces scanners conduit à un chassé-croisé des diverses organismes plus ou moins indépendants que sont la CNIL, l'Afsset (Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail) et l'Afssaps (Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé), l'IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire)...
Dans son avis du 8 février 2010, dont le titre même, Jusqu'où se dévoiler pour être mieux protégé, oppose le respect de la vie privée à la sécurité, la CNIL se veut ainsi rassurante tout en préconisant quelques mesures techniques visant à encadrer l'usage de ces scanners. Elle distingue ainsi entre les scanners à ondes millimétriques (utilisé à l'aéroport de Paris) et les scanners à rayon X. Aucun ne semblent poser de problème de santé: ceux-là projetteraient une "énergie 100 000 fois inférieure à celle projetée par un téléphone portable en communication" (en ceci, elle reprend l'affirmation du constructeur lui-même, L-3 Communications), tandis que ceux-ci nous exposeraient à une dose de rayon X "équivalente à celle reçue en deux minutes de vol aérien à haute altitude" (en cela, elle reprend l'avis de l'IRSN).
Pas de quoi fouetter un chat! Si ce n'est qu'elle rappelle, juste après, "qu'à ce jour, aucune évaluation scientifique précise sur les conséquences sur la santé des personnes soumises aux scanners corporels n'a été effectuée." Venant ainsi de sous-entendre que les scanners ne posaient aucun problème de santé, elle nous dit maintenant qu'on manque d'études à leur sujet. Et - peut-être parce que l'option scanners à rayon X n'a pas été retenue, pour l'instant, par la France (elle est utilisée à Manchester) - elle ne reprend ni l'avis officieux du Pr. Patrick Gourmelon (IRSN), qui préconise - sait-on jamais - aux femmes enceintes et enfants d'éviter les scanners à ondes millimétriques, ni les avertissements officiels de l'IRSN concernant les rayons X, selon lequel:
Ces doses extrêmement faibles, à première vue négligeables, doivent cependant être mises en regard avec les principes fondateurs du système de radioprotection, et tout particulièrement celui de justification. Selon ce principe, toute dose, aussi faible soit elle, doit être évitée si elle se révèle être inutile au regard de l’intérêt individuel, collectif ou sociétal. Certaines pratiques, bien que délivrant des doses extrêmement faibles, peuvent ainsi ne pas être autorisées, notamment lorsqu’il existe une technologie alternative présentant des performances comparables sans impact reconnu sur la santé.
La CNIL rappelle ensuite qu'une "expérimentation" a eu lieu à l'aéroport de Nice en 2007, qui avait tourné court - Nice est à la pointe des technologies, ayant déjà mis en place un programme biométrique pour voyageurs fréquents enregistrant les empreintes digitales. Et passe enfin à son objet principal:
certains scanners permettent d'obtenir l'image des corps nus des individus, et peuvent notamment dévoiler leurs parties génitales, ainsi que leurs éventuelles infirmités, leur maternité ou toute autre information relative à leur santé.
Dès lors, une question de procédure: selon la Commission, le Parlement devrait être saisi de ces questions (chose faite avec la loi LOPPSI). D'autre part, une "étude d'impact" sur les conséquences en matière de vie privée devrait précéder toute généralisation de ces appareils. En clair: il ne s'agit pas de se contenter d'une expertise médicale sur les risques technologiques qui pourraient être induit par ces machines, mais il faudrait aussi mettre en œuvre une étude davantage sociologique et philosophique sur le genre de société qu'une telle technologie promouvoit... une société où, comme le dit très bien le titre de l'avis, être dévisagé nu devient une norme banale de sécurité. Il ne s'agit pas d'une évolution des mœurs, mais bien de l'explosion des mesures sécuritaires imposées depuis le 11 septembre 2001. D'ailleurs, les Etats-Unis comme la France prévoient que les corps exposés par ces machines soient visionnés par des contrôleurs du même sexe. La Commission européenne elle-même a annoncé la publication imminente d'une telle étude d'impact, conformément à la résolution du Parlement de Strasbourg d'octobre 2008.
Enfin, s'appuyant sur l'avis du G29 (l'équivalent européen de la CNIL), la CNIL préconise un floutage des parties intimes, la déconnexion entre le passage devant le scanner et tout autre contrôle, afin d'éviter d'associer un nom (via, par exemple, le contrôle d'identité) au corps mis à nu, et de séparer l'image "naturelle" du corps de son apparition sur le scanner: la personne surveillant le scanner ne pourrait pas directement observer la personne, étant situé dans un local physiquement séparé. Elle préconise aussi l'effacement des données dans les plus bref délais.
L'art. 18 bis de LOPPSI prend en compte la dissociation de l'état civil et de l'image, et la non-conservation des données, en disposant que:
L’analyse des images visualisées est effectuée par des opérateurs ne connaissant pas l’identité de la personne. Aucun stockage ou enregistrement des images n’est autorisé.
Mais ces mesures de protection ont été mises en doute aux Etats-Unis par l'ACLU, qui signale que le floutage peut être retiré et que rien n'assure véritablement qu'aucune image ne sera diffusée par des agents peu scrupuleux sur Internet. Certes, s'il n'y a véritablement aucun stockage des données, la diffusion ultérieure serait difficile; mais cette disposition législative pourrait, comme tant d'autres, être modifiée ultérieurement, à la faveur, par exemple, du prochain cas monté en épingle par les communiquants de tous bords.
Bref, un avis mi-figue mi-raisin qui encadre sans dire non et limite les effets les plus intrusifs sans se fendre d'une interdiction en bonne et due forme. Rien de surprenant pour la CNIL, si ce n'est que, concernant les effets sur la santé, elle constate qu'aucune étude sanitaire n'a été faite sans considérer cela comme une circonstance rédhibitoire.
Certes, la santé, c'est le problème de l'Afssets, qui a été saisie pour avis, le 19 janvier, par le ministère de l'Ecologie (et non... de la Santé), et a examiné le scanner ProVision 100* (L3 Communications, Visiom), "qui utilise des ondes électromagnétiques dites "millimétriques" dans la bande de fréquence 24-30 GHz". L'Afssets conclue, le 22 février 2010, jour même de l'entrée en vigueur du scanner à Paris, que les valeurs d'exposition aux ondes électromagnétiques sont "très en dessous" du plafond fixé par le décret du 3 mai 2002 (sur l'exposition du public aux champs électromagnétiques...), et affirme qu'un tel scanner ne présente "pas de risque avéré pour la santé des personnes". Ce qui est logique si aucune étude n'a été réalisée. Pour le principe de précaution, on reviendra; l'Afssets admet cependant implicitement les risques potentiels, en préconisant "de promouvoir la recherche sur les effets biologiques et sanitaires des ondes « millimétriques »".
Vient enfin la question de l'efficacité: "J'ai l'impression que la technologie est devenue une nouvelle religion dans la lutte contre le terrorisme", déclare ainsi l'eurodéputé allemand Alexander Alvaro, membre du groupe centriste ALDE. L'eurodéputé Brian Simpson, du Labour, affirmait quant à lui "Nous voulons rendre les voyages aussi sécurisés et humains que possible. Mais les gens qui pensent que les scanners corporels sont la bonne réponse vivent dans un monde imaginaire." La télévision allemande a d'ailleurs mis en doute la capacité des scanners à onde millimétrique à détecter des explosifs, préoccupations partagées par la Commission des transports du Parlement européen, par des policiers, et, aux Etats-Unis, par l'ACLU. Le juriste Martin Scheinin, rapporteur de l'ONU sur les droits de l'homme et le terrorisme, considère ces scanners non seulement comme illégitimes et inutiles, mais comme favorisant le profiling ethnique et racial en allongeant les files d'attente et en suscitant par conséquent une sélection a priori des passagers astreints à cette fouille au corps virtuelle (ce qui est déjà le cas aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, la France soumettant tout le monde au même régime). Brice Hortefeux lui-même, lors des débats à l'Assemblée, déclarait :
Dans le cas de l’attentat manqué du 25 décembre, la question s’était posée de savoir si l’utilisation du scanner corporel aurait permis de détecter les explosifs et les services britanniques ont estimé qu’il y aurait eu une chance sur deux.
C'est ainsi qu'en quelques semaines, le débat pourtant déjà présent concernant les scanners corporels s'est imposé sur le devant de la scène, conduisant Etats européens à réagir dans l'urgence aux desiderata des Etats-Unis, tandis que la majorité au pouvoir en France ne jugeait pas utile d'attendre l'inéluctable réglementation européenne pour ajouter cette nouvelle mesure à l'arsenal de la surveillance. Or, ceci se fait bien que tous, des policiers aux ministres, de l'opposition aux associations de défense des droits de l'homme, soulignent d'une part les risques, en termes de vie privée, mais aussi de santé, posés par la généralisation de technologies étendant la transparence jusqu'à nos corps eux-mêmes, et d'autre part le caractère faillible et partiel de telles mesures, mises en œuvre avant toute étude d'impact digne de son nom. Le principe de précaution ne saurait ainsi valoir en matière de sécurité, ce qui est absurde puisque ce principe vise précisément à assurer... notre santé! Enfin, contrairement à ce que veulent faire croire les industries concernées, ces mesures ne sauraient remplacer une politique sécuritaire cohérente, qui au lieu de se focaliser sur l'aspect technologique, prendrait en compte l'aspect humain et tenterait d'apporter des réponses politiques à des problèmes trop importants pour être laissés aux mains des douaniers et des forces de sécurité. Mais la décision prise - on ne sait trop par qui - de l'automatisation des frontières ne suffit-elle pas à balayer ces réticences bien trop démocratiques?
PS: Dès le 5 janvier, Le Monde nous apprenait que le Parlement européen avait décidé de vendre six scanners corporels, achetés en 2002 pour 720 000 euros mais n'ayant jamais servi.
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1.Voir Statewatch, EU: The surveillance of travel where everyone is a suspect, août 2008, et Contrôles renforcés à l'embarquement, L'Usine nouvelle, 22 février 2010
2. Dès 2007, la Conférence européenne de l'aviation civile avait chargé un groupe de travail de l'examen des scanners corporels, en créant le Body Scanner Study Group, lequel a créé un protocole de test, le Body Scanner Testing Methodology (BDTM), utilisé notamment pour la machine ProVision 100 utilisé à l'aéroport de Charles de Gaulle. De nombreux projets de recherche sont détaillés par le CASRA (Center for Adaptative Security Research and Applications), basé à Zürich.
3. Le scanner corporel de CDG testé dès lundi, Libération, 19 février 2010
4. Le Danemark va tester les scanners corporels à l'aéroport de Copenhague, Le Monde, 29 janvier 2010.
5. Un scanner corporel testé à Roissy, Libération, 22 février 2010
6. Les députés donnent leur feu vert aux scanners corporels dans les aéroports, Le Monde, 11 février 2010
ACLU, "ACLU Backgrounder on Body Scanners and "Virtual Strip Searches", avis détaillé du 8 février 2010.
Assemblée nationale, débats sur l'art. 18 bis de la loi LOPPSI II
CNIL, Scanners corporels: jusqu'où se dévoiler pour être mieux protégé?, avis du 8 février 2010
EDRI, EU considers full body screening in airports, 13 janvier 2010
Hôpital.fr, L'Afsset et l'Afssaps rassurantes sur l'utilisation de scanners corporels dans les aéroports français, 22 février 2010
IRSN, Scanners corporels à rayons X "backscatter": l'IRSN évalue les risques sanitaires, communiqué du 22 février 2010 avec lien vers rapport
Moréas, Georges, Les risques liés aux scanners corporels, blog du Monde, 13 janvier 2010
Parlement européen, Scanners corporels: faute d'être convaincus, les députés attendent l'analyse d'impact, 27 janvier 2010
Scheinin, Martin, Privacy and security can be reconciled, The Guardian, 20 janvier 2010
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