mardi 16 février 2010

Administration électronique et identifiant unique: vers l'interconnexion généralisée?

Rares sont ceux qui contesteront l'utilité d'un accès Internet à l'administration - qui sert d'abord l'Etat et la réduction des effectifs, avant de "rendre service à l'usager"; mais tout client d'un fournisseur accès internet (FAI) ou d'une entreprise de téléphonie mobile sait combien les services rendus par l'administration à distance (parfois délocalisée) sont aimables et aléatoires.

L'évidence de la modernisation heureuse se heurte ainsi à la construction de structures où les entreprises profitent de leur monopoles de fait pour laisser aux client le soin de chercher sur les forums d'aide informatique la solution à leurs problèmes techniques, qui aurait dû être fournie par le FAI. Y a-t-il une raison de croire que les choses seront différentes dès lors qu'il s'agirait de l'Etat?

Le nouveau rapport sur l'administration électronique du groupe "Experts Numériques", présenté sous le titre technocratique d'"Amélioration de la relation numérique à l'usager" (fév. 2010), ne brille ainsi pas par son originalité; il a le mérite de rendre visible l'indifférence des "experts" aux critiques émanant de la société civile concernant les ratés et les failles de ce rêve du passage à la "modernité" bureaucratique.

Coïncidence qui n'en est pas, le rapport est dirigé par le député Franck Riester (UMP), qui s'est illustré en étant le rapporteur du projet de loi HADOPI et qui a été nommé membre du collège d'HADOPI. Laissons ici de côté l'aspect contradictoire entre la dite "riposte graduée" qui menace l'internaute de suspension d'accès et la volonté de développer l'administration électronique.

Limitons-nous aux propositions concernant l'identité numérique (liée au projet d'IDéNum lancé par la secrétaire d'Etat à la prospective et au développement de l'économie numérique - tout un programme! - Nathalie Kosciusko-Morizet,  alias NKM).

Ressortant le projet INES d'identité nationale sécurisée, abandonné en raison des critiques concernant la sécurité de ce dispositif et les menaces qu'il faisait peser sur la vie privée, ce rapport préconise ainsi notamment la création d'un authentifiant unique (proposition 5), sur le modèle portugais de la carte d'authentification personnelle unique "tout en un", qui se substitue à la carte d'identité, à la carte de santé et au permis de conduire.

De façon ironique, l'examen détaillé de la proposition 5 affirme, dans la section "retour d'expérience", que "la création d'un Identifiant Unique a augmenté la fraude à l'identité aux USA en le rendant plus facile et plus rentable". Si on ne sait trop s'il s'agit d'une affirmation sérieuse ou d'un lapsus, ni à quel "identifiant unique" les "experts numériques" font allusion (il pourrait s'agir du numéro de Sécurité sociale, qui remplace outre-atlantique notre carte d'identité, au risque de diffuser partout ce numéro, ce qui rend effectivement la fraude assez facile; voir Dead Man Gets Passport), il est clair que la volonté de "ne pas démultiplier les supports" et de "capitaliser sur un support unifié permettant de s'authentifier dans toutes les administrations voire les services publics" obéit au désir de créer une "clé universelle unique" (tel que le numéro de Sécu, soumis pour cette raison par la CNIL à certaines restrictions d'usage qui sont tombées au fil des ans) permettant l'interconnexion de fichiers qui n'ont, a priori, pas grand chose à voir : on ne sait trop pourquoi la carte d'identité devrait être fusionnée avec la carte Vitale, à moins de confondre son médecin avec un policier.

Dans l'immédiat, le rapport préconise la création de cet authentifiant unique à partir du site Mon.service-public.fr (on ne discutera pas de la lisibilité de cette adresse URL, thème important de ce rapport qui souhaiterait que les sites officiels apparaissent en première page de Google, au lieu d'être devancés par leurs pastiches critiques). Site qui offre d'ailleurs la possibilité de scanner et de mettre en ligne ses papiers d'identité, ce qui permet, selon le Quai d'Orsay et la DGME (Direction générale de la "modernisation de l'Etat"), d'avoir un "commencement de preuve par écrit" pour renouveler ses papiers en cas de perte ou vol; Air France s'est décidé à fournir le même service.

On ne peut néanmoins s'empêcher de croire que l'ambition finale du projet demeure la fusion de tous les documents d'identité, quels que soient leurs fonctions et usages, dans une carte électronique, de préférence biométrique. Ayant fait adopter le passeport biométrique à des fins de contrôle des frontières, on réinvestit ainsi ces technologies dans le champ commercial, administratif et étatique, et ce quels que soient les domaines (surveillance des chômeurs, santé, fisc, etc.).

Ainsi, derrière une proposition en apparence tout ce qu'il y a de plus raisonnable et bénigne - améliorer les relations avec les usagers via la création d'un authentifiant unique -, on trouve le même projet qui, il y a plus de 30 ans, avait suscité l'indignation générale et la création de la CNIL: du projet SAFARI d'interconnexion des fichiers à IdéNum en passant par INES, les "experts numériques" n'ont guère changé leur fusil d'épaule.

Voir aussi Geneviève Kouby, Relations administratives à numériser, blog Droit cri-tic,13 février 2010

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