mercredi 15 décembre 2010

Palpations et body scanners, des USA à LOPPSI

La controverse sur les scanners corporels (body scanners ou scanners à ondes millimétriques), rebondit outre-atlantique alors même qu'elle semble s'assoupir en France, à tel point qu'un boycott (National Opt-Out Day) a été organisé pour la fête Thanksgiving de novembre 2010 (sans grand succès, il faut bien le dire). Pourtant, ces machines, à l'efficacité contestée et à l'innocuité non avérée, sont en passe d'être généralisées en France dans le cadre du projet de loi LOPPSI 2.

Notre texte se tourne vers les aéroports des Etats-Unis: nous n'évoquerons LOPPSI qu'après nous être livré à un exercice d'analyse du raisonnement Alito, du nom de l'actuel juge à la Cour suprême, statuant à propos des méthodes de contrôle dans les aéroports et de l'interdiction constitutionnelle des fouilles arbitraires.

Les nouvelles règles de « palpation de sécurité » : sécurité ou indécence?

La polémique a enflé suite aux nouvelles règles de la Transportation Security Administration (TSA), chargé de la sécurité aérienne, concernant les « palpations de sécurité »: désormais, si un passager refuse de passer sous le scanner corporel, ou si ce dernier montre quelque chose d'inhabituel, une palpation serrée de la personne est effectuée. De même, LOPPSI 2 prévoit qu' « en cas de refus, la personne est soumise à un autre dispositif de contrôle ».

Cette palpation porte sur les mêmes parties corporelles qu'auparavant, ce qui inclut la poitrine et les parties génitales, mais s'effectue en appuyant davantage sur le corps – ce qui a conduit des voyageurs indignés à accuser les autorités de les « peloter », thème sensible dans ce pays puritain où l'explosion des accusations pour harcèlement a conduit à une prudence accrue à l'égard des contacts corporels.

Cette nouvelle procédure de palpation inflige un démenti cinglant à ceux qui prétendaient que ces machines allaient précisément permettre de se passer des fouilles corporelles. Alors que ces scanners s'intègrent au paysage aéroportuaire (les Etats-Unis ont déjà mis en place 385 scanners dans 86 aéroports), l'analyse d'un arrêt de la Cour d'appel du 3e circuit de 2006, signé par le juge Samuel Alito, désormais à la Cour suprême, permet d'éclairer le lien intrinsèque entre ces procédures machiniques de screening (contrôle, détection et filtrage i), les « palpations de sécurité » et autres fouilles corporelles.

Le principe de « moindre intrusion »

Dans un avis d'avril 2010 concernant les scanners corporels, le Contrôleur européen à la protection des données (CEPD) soulignait l'importance du « principe de moindre intrusion », version spécifique du principe de proportionnalité: de tels dispositifs intrusifs doivent en effet être justifiés d'une part par leur efficacité, d'autre part par le fait qu'aucun dispositif moins intrusif et d'efficacité comparable n'existe. En bref, il s'agit de procéder à une analyse utilitariste, mettant en balance les bénéfices espérés en termes de sécurité avec le coût escompté en termes d'amoindrissement de la protection à la vie privée.

Ce principe de proportionnalité existe aussi aux Etats-Unis, où les procédures de screening sont assimilées à des fouilles au sens du IVe amendement de la Constitution, lequel interdit en principe les fouilles arbitraires en assujettissant d'ordinaire toute fouille, écoute téléphonique ou perquisition à un mandat.

La justice fédérale a cependant depuis longtemps admis la doctrine des fouilles administratives (administrative search doctrine), laquelle permet de se passer d'un tel mandat, ainsi que du consentement de la personne, dans certaines circonstances. Celles-ci incluent notamment la sécurité aérienne, mais aussi les contrôles routiers visant à détecter les automobilistes en état d'ivresseii, ou les contrôles douaniers opérés « au hasard », à 100 miles de la frontière, afin de repérer les sans-papiersiii; l'équivalent français de cette disposition, à savoir les contrôles d'identité dans la « bande des 20 km Schengen », a été récemment censuré par la Cour de justice de l'Union européenne.

Il est remarquable, cependant, qu'alors qu'une justification mise en avant pour prôner la mise en place des scanners corporels consiste à dire qu'ils permettraient de se passer de fouille corporelle, la jurisprudence américaine montre qu'au contraire, ces différentes techniques sont complémentaires.

L'arrêt de 2006, United States vs. Hartwell

En 2006, justifiant une fouille corporelle menée sur un voyageur aérien, le juge Samuel Alito, siégeant alors à la Cour d'appel du 3e circuit, notait précisément que la fouille n'avait eu lieu qu'après que le voyageur ait fait sonné un détecteur de métal, attirant l'attention sur lui. Les mesures de fouille, écrit la Cour, étaient « bien ajustées pour protéger la vie privée, leur caractère invasif n'augmentant qu'après qu'un niveau inférieur de screening ait dévoilé une raison de mener une fouille plus étendue »iv.

Ayant été soumis au détecteur à métalv et ses bagages passés au rayon-X, le voyageur avait ensuite été soumis à un nouveau test de détection métal par baguette, puis à une fouille corporelle, à l'issue de laquelle les autorités avaient trouvé des stupéfiants dans sa poche.

La logique est limpide: la Cour justifie des mesures de détection générales et non-discriminatoires, tels que les rayons-X ou les détecteurs à métaux, afin de sécuriser des « zones à risque » comme les aéroports. Cela permet alors aux douaniers de détecter des « voyageurs à risque » et de les soumettre à des procédures de fouille corporelle, jugées plus invasives et requérant donc qu'elles soient motivées par un soupçon raisonnable (ou, comme le dit le Code de procédure pénale pour encadrer les contrôles d'identité, qu'il y ait « une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner » que la personne visée s'apprête à commettre un crime ou un délit).

Il en résulte de façon tout aussi claire que ces machines ne servent pas à remplacer les fouilles corporelles, mais au contraire à les légitimer au niveau juridique, en focalisant l'attention sur certains voyageurs, et à les rendre plus efficace et économique sur le plan pratique: croit-on qu'on accepterait de passer 8 heures à l'embarquement afin que tous soient intégralement palpés ? A côté de ça, les prétendus projets d'Insurrection qui vient de la bande à Julien Coupat relèveraient du bac à sable...

Il est fascinant de remarquer qu'alors même que la Cour justifie la fouille corporelle en la situant dans un continuum gradué de fouilles plus ou moins intrusives, initié par le passage sous le portique du détecteur à métal, et qui conduit à créer des motifs de suspicion à l'égard d'un passager lorsque celui-ci « rate » l'un des « tests » (fait sonner la machine), elle prétend que la procédure de fouille menée n'était pas motivée par un « soupçon individualisé ». Pour réussir à tenir ce raisonnement paradoxal, elle s'appuie sur un artifice juridique bien commode, par lequel elle tient l'ensemble de la procédure de screening, du passage sous le portique à la fouille corporelle, pour un seul et même acte de fouille, au sens du IVe amendement, et non plusieurs actes de fouilles, comme ils le sont de facto.

Simple subtilité juridique? Au contraire, il semble bien que l'enjeu de cette fiction consistant à adopter un point de vue « holiste » sur la procédure de contrôle soit de pouvoir légitimer celle-ci quant à sa constitutionnalité. Car s'il eût fallu examiner la constitutionnalité de chaque acte de fouille au regard du IVe amendement, mécaniquement l'argument du caractère justifié, parce que progressif, de l'intrusion, se serait dissous comme par magie. Ce subtil raisonnement vise en fait, assez explicitement du reste, à faire entrer le voyageur dans un engrenage de contrôle : ayant d'abord choisi de prendre l'avion, le voyageur accepte de se soumettre au portique métallique et, par suite, si d'aventure il faisait sonner celui-ci, à une fouille corporelle. Considérer ces opérations de façon isolée aurait ouvert la porte à l'argument selon lequel un voyageur peut accepter de se soumettre au détecteur à métal en prenant l'avion, mais pas de se faire fouiller manu militari.

Screening généralisé ou profiling discriminatoire ?

Rappelant un arrêt de 1973vi, soit en pleine lutte pour les droits civiques, laquelle a inclus une dimension violente, accompagnée d'attentatsvii, qu'on tend à négliger aujourd'hui, la Cour justifiait aussi les mesures de screening à l'aéroport par l'absence de stigmatisation qu'elles induiraient, de par leur caractère généralisé (personne n'est ciblé a priori). Le dilemme n'a rien perdu de son acuité: un éditorial du New York Times s'attaquait récemment aux républicains critiquant le caractère intrusif des scanners corporels et des palpations « de sécurité » en affirmant que ce qu'ils voulaient, c'était mettre en place un profilage des « voyageurs à risque », basé sur des caractéristiques ethniques.

Screening public ou fouille dans une rue déserte?

Enfin, toujours en se fondant sur cet arrêt de 1973, la Cour justifiait le screening par son caractère public, ce qui permet au public lui-même de surveiller les surveillants et de s'assurer du respect de la personne, à l'inverse des fouilles corporelles menées dans des « rues désertes et obscures » par un policier. Ou comment la « surveillance par en bas » permet de justifier la « surveillance par en haut ».

Un raisonnement que devrait méditer ceux qui prétendent, à la suite, par exemple, de l'affaire Wikileaks, ou de l'affaire des licenciements Facebook, qu'on serait désormais dans une « société de transparence » où tout un chacun aurait la possibilité d'observer autrui, induisant une surveillance généralisée et réciproque. Le caractère symétrique de cette surveillance est illusoire: jusqu'à preuve du contraire, ce sont bien les agents de l'Etat qui observent nos corps lorsqu'on passe à travers un scanner corporel, et malgré tout le voyeurisme impliqué par les dispositifs de vidéosurveillance des « gated communities », ceux-ci demeurent toujours l'apanage des firmes de sécurité et de la police qui s'en servent à des fins diverses, complexes et parfois contradictoires.

Une logique en boucle pour justifier l'affaiblissement de la vie privée

On admirera la rhétorique déployée par le juge Alito, qui, s'appuyant sur la jurisprudence antérieure, réussit tout à la fois à justifier le screening généralisé des passagers par son caractère non-discriminant et public, et la fouille corporelle, éventuellement menée dans une arrière-salle « déserte et obscure », par le fait qu'en acceptant de prendre l'avion et de se soumettre à un contrôle public, on accepte implicitement de se soumettre à un contrôle invasif et ciblé mené à l'écart du public. Ou encore: c'est en montrant que le portique de détection de métal n'est pas aussi invasif qu'une fouille corporelle, et que le voyageur consent à un tel test « pour sa sécurité » et celle des autres en montant à bord d'un avion, que la Cour arrive ensuite à « démontrer » que le voyageur consent alors nécessairement à une fouille corporelle s'il venait à échouer à ce « test ».

L'effet final de la démonstration est évident: lorsqu'on prend l'avion, on accepte de restreindre la protection accordée à son intimité et à sa vie privée, ce que les juristes s'efforcent tout à la fois de démontrer et de justifier.

Du portique-détecteur à métal au scanner corporel, et des Etats-Unis à LOPPSI

L'arrêt U.S. vs. Hartwell de 2006 est important non seulement pour son raisonnement, mais aussi pour son auteur: nommé à la Cour suprême par George W. Bush, Samuel Alito est désormais l'un des neuf juges de la Cour suprême, à même d'imprimer sa marque sur l'interprétation de la Constitution.  Or, la Cour ne s'est pas encore prononcée sur les méthodes de screening utilisés dans les aéroports: l'arrêt de la Cour d'appel permet donc de spéculer sur  la position qu'elle adopterait. Néanmoins, si le raisonnement semble pouvoir s'appliquer, par analogie et sans trop de distorsion, aux scanners corporels, qui sont, tout comme les portiques-détecteurs de métaux ou les machines à rayon X, des procédures de screening généralisé, une différence majeure sépare les portiques des scanners.

Ceux-ci, en effet, ne se contentent pas de détecter des objets qu'on porte, mais essaient de les détecter en nous mettant « à nu ». Dès lors, s'appuyer sur le caractère graduellement invasif de la procédure de contrôle devient plus ardu: en quoi être dénudé par une machine serait-il moins intrusif qu'être indiscrètement palpé et fouillé par des mains baladeuses?

Si on part de ce principe de « moindre intrusion », la question se porte donc sur la nature des images produites par ces scanners. Le professeur de droit Jeffrey Rosen comparait ainsi, dans le Washington Post, les scanners utilisés aux Etats-Unis, dit backscatter, avec ceux utilisés en Europe (notamment la technologie ProVision ATD, utilisée aux Pays-Bas). Ceux-ci produiraient en effet des images plus schématiques, voire « floutées » lorsqu'il s'agit des parties génitales, tandis que les backscatters produiraient des images plus réalistes. Vu la généralisation des backscatters, qui ont été adaptés, aux Etats-Unis, à des vans, afin de pouvoir les utiliser dans l'espace public en général, il y a de forte chance que la justice américaine ait à trancher la question.

Mais celle-ci se pose aussi en Europe, car on ne peut se contenter de l'optimisme des autorités de protection des données personnelles pour croire en la fiabilité des dispositifs « floutant » ces images ou les effaçant. En août 2010, alors que les autorités américaines avaient constamment niées que les images puissent être stockées, le U.S. Marshalls Service a finalement admis que plus de 35 000 images issues des scanners du tribunal d'Orlando (Floride) avaient été enregistrées.

De telles bourdes conduisent d'abord à augmenter la méfiance à l'égard des déclarations des autorités, fussent-elles « indépendantes » et visant à protéger la vie privée, mais aussi à affaiblir le raisonnement du caractère proportionné et graduellement intrusif de ces mesures de contrôle. Mesures dont, comme se le plaît à rappeler le CEPD ou l'expert en sécurité Bruce Schneier, on n'a toujours pas démontré ni l'efficacité, ni l'innocuité. A ce titre, le fait qu'Israël considère ces scanners comme inutiles est assez symptomatique.

On déplorera donc que non seulement le projet de loi LOPPSI 2, en passe d'être promulgué, ait prévu de pérenniser et de généraliser l'expérimentation menée à l'aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle, sans qu'aucune étude scientifique n'ait conclu à l'efficacité réelle de ces scanners, mais aussi qu'il se contente d'énoncer, à l'art. 18 bis, qu' « aucun stockage ou enregistrement des images n'est autorisé », sans prévoir un contrôle régulier de la CNIL.




i Ce terme implique toutes les procédures type machines à rayon X, scanners corporels, mais aussi inspection des bagages, des passeports, etc.

ii Michigan Dept. of State Police v. Sitz, 496 U.S. 444, 1990.

iii United States v. Martinez-Fuerte, 428 U.S. 543, 546–47, 1976

iv They were well-tailored to protect personal privacy, escalating in invasiveness only after a lower level of screening disclosed a reason to conduct a more probing search

vL'usage des détecteurs à métaux dans les aéroports a été entériné par la justice fédérale en 1972: United States v. Slocum, 464, F.2d 1180, 1182, 3d Cir. 1972.

vi United States v. Skipwith, 482 F.2d 1272, 1275 (5th Cir. 1973)

vii L'historien du Weatherman Underground, Dan Berger, écrit ainsi qu'« on dénombra 41 attentats à la bombe sur les campus universitaires à l'automne 1968, soit presque le double de ceux que le Weather Underground allait commettre au cours de ses sept années d'existence » (Dan Berger, Weather Underground. Histoire explosive du plus célèbre groupe radical américain, éd. L'Echappée, 2010, chap. V, p.186). De leur côté, Bill Ayers et Bernardine Dohrn, ex-dirigeants du Weatherman, déclaraient en 2010:

> « Selon le FBI, du début 1969 à la mi-avril 1970, il y eut 40 934 attentats, tentatives d'attentats et menaces d'attentats à la bombe. Sur ce total, 975 étaient des attentats à l'explosif, par contraste avec des attaques incendiaires, ce qui signifie qu'en moyenne, deux bombes planifiées, construites et placées ont explosées chaque jour pendant plus d'un an.

(...) chaque semaine que la guerre se traînait, 6 000 personnes de plus étaient assassinées en Asie du Sud-Est. La guerre était perdue, mais la terreur continuait (...) Le Weather Underground mena une série d'attaques illégales et symboliques sur les biens, environ 20 dans son existence entière, et personne ne fut tué ou blessé; l'objectif n'était pas de terroriser les gens, mais de hurler le message que le gouvernement américain et ses militaires étaient en train de commettre des actes terroristes en notre nom, et que le peuple américain ne devrait jamais tolérer cela. »
(Bill Ayers et Bernardine Dohrn, « March 6, 1970/2010…a day to remember », 2 mars 2010)


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Sur Vos Papiers!:

Licenciement Facebook : un mur murmure-t-il ?, 23 novembre 2010

Minority Report à la Maison Blanche: le profilage des voyageurs aériens, 9 avril 2010

Scanner corporel, ou la transparence des corps, 22 février 2010 

Textes officiels:

Projet de loi LOPPSI II, tel qu'adopté par la Commission des lois, mis en ligne le 30 septembre 2010  

Resolution on the use of body scanners for airport security purposes adopted by the European Privacy and Data Protection Commissioners’ Conference, 29 – 30 April 2010, Prague

CNIL, Body scanner : quel encadrement en France et en Europe ?, 8 juin 2010 (pourtant l'instant ici, mais la CNIL a la fâcheuse tendance à modifier l'URL de ses communiqués: aurait-elle peur que Google la rende trop célèbre?)

G29, avis sur les scanners corporels du 11 février 2009

Cour d'appel du 3e circuit, United States vs. Hartwell (n°04-3841), 31 janvier 2006 (résumé du 13 février 2006 sur Lawyers' Weekly)


Autres (en français):


Agathe Heintz, Bronca contre le scanner corporel, L'Express, 24 novembre 2010


Serge Slama et Nicolas Hervieu, QPC: la Cour de Luxembourg allume le calumet de la paix et explose les contrôles de la bande “Schengen” (CJUE, 22 juin 2010, A. Melki et S. Abdeli), Combat pour les droits de l'homme, 23 juin 2010 

En anglais: 

Jeffrey Rosen, The TSA is invasive, annoying - and unconstitutional, Washington Post, 28 novembre 2010

Bruce Schneier, A Waste of Money and Time, New York Times, 23 novembre 2010

Rafi Sela, Israel Doesn't Use Scanners, New York Times, 23 novembre 2010

Editorial, Politicizing Airport Security, New York Times, 23 novembre 2010

Derek Kravitz, Airport 'pat-downs' cause growing passenger backlash, Washington Post, 13 novembre 2010

Ashley Halsey III, Instead of a TSA airport search, he'll take the train, Washington Post, 18 novembre 2010 

ACLU, Full Body Scanners: From Airports to the Streets?, 25 août 2010

ACLU, Senators Push Back on Storing Naked Security Images, 24 août 2010

jeudi 25 novembre 2010

Licenciement Facebook : un mur murmure-t-il ?

La récente affaire Facebook du licenciement de salariés pour "faute grave" en raison de la publication de messages jugés offensants vis-à-vis de l'entreprise a suscité un certain émoi.  En rappelant les éléments principaux de l'affaire et certains commentaires, nous nous interrogeons sur une décision de justice qui conduit à transformer un espace de communication restreint, à savoir aux "amis des amis" sur Facebook, en espace public, où la protection au droit à la vie privée ne s'applique plus, permettant ainsi d'étendre l'emprise de l'entreprise sur ses salariés.


De l'impossibilité de dériver d'une insuffisante protection de la vie privée par les moyens techniques l'inexistence d'un droit à la vie privée 

Sur Bugbrother, Jean-Marc Manach publiait, en octobre, un article intitulé Pour en finir avec les licenciements Facebook, où il semblait considérer que les échanges Facebook relevaient de la correspondance privée; une fois venu le jugement condamnant les salariés pour "rébellion envers la hiérarchie", il publie Pour en finir avec la "vie privée" sur Facebook, qui prend la position résolument inverse : sous le prétexte qu'en fait, il n'y aurait pas de "vie privée" sur Facebook, il faudrait refuser d'accorder une protection en droit du caractère privé des échanges sur de tels réseaux sociaux. 

Le juriste ou le logicien n'aura pas de mal à reconnaître dans ce raisonnement le sophisme dit de Hume, parfois appelé "loi de Hume", consistant à induire d'un état de fait un devoir. En d'autres termes, que les hommes se tuent entre eux, on ne peut conclure qu'ils doivent se tuer entre eux. 

Au-delà de la logique défectueuse de ce billet [voir cependant le commentaire de J.-M. Manach ci-dessous], qui a suscité un certain nombre de commentaires critiques (à juste titre), un juriste spécialiste du droit de la communication soutient lui aussi la décision des Prud'hommes... dont on verra si elle sera entérinée par la cour d'appel. Dans un billet au titre quasi-moralisateur, De tes propos sur Facebook tu te méfieras, Eric Barbry affirme en gros que, selon la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, les "murs Facebook", sur lesquels ont été tenus les propos litigieux, ne sauraient être assimilés à une "correspondance privée". Selon lui:
La correspondance privée n’est pas définie par la loi. Elle s’oppose simplement à la « communication au public par voie électronique » qui est définie à l’article 2 de la loi du 20 septembre 1986 comme « toute mise à disposition du public ou de catégories de public, par un procédé de communication électronique, de signes, de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature qui n’ont pas le caractère d’une correspondance privée ».

Le fait de « communiquer » avec ses « amis » et plus encore avec les « amis de ces amis » ne saurait être entendu comme autre chose [sic] que la mise à disposition d’une catégorie de public d’écrits » qui ne peuvent par nature [sic] relever de la « correspondance » privée.

Pour autant, tout n’est pas nécessairement « public » sur Facebook et sur les réseaux sociaux en général. Il existe en effet bien d’autres moyens de communiquer sur son « mur » ou sur son « espace partagé ». Tous les services ou presque proposent en effet des services de messagerie qui eux, par principe et sauf s’ils sont utilisés pour un envoi en masse, relèveront de la correspondance privée.
Bref, E. Barbry pense que c'est à juste titre que les prud'hommes ont considéré que communiquer sur un mur Facebook, dont l'accès était ouvert aux "amis des amis", ne saurait se prévaloir du titre de correspondance privée, à l'inverse d'un service de messagerie (donc de toutes les formes d'email, dont on sait également qu'ils peuvent être forwardés à de parfaits inconnus, et ne sont donc pas privés au sens technique, mais seulement juridique, du terme).

C'est en effet le raisonnement tenu par le conseil des prud'hommes, et c'était là le principal problème qu'ils avaient à trancher. En mai, le juriste Vincent Dufief rappelait, dans Licencié à cause de Facebook : ce que (ne) dit (pas) le droit, que:
la jurisprudence a établi les contours de ce qui était privé ou public : en substance, en droit de la presse, les tribunaux jugent que les propos sont publics lorsqu’ils sont adressés à « diverses personnes qui ne sont pas liées entre elles par une communauté d’intérêts » (Cass. Crim 24.01.1995 / Cass.civ. 23.09.1999). Tel est par exemple le cas d’une «lettre ouverte» adressée à certaines personnes, mais pouvant parfaitement être lue par d’autres (car cette lettre n’était pas confidentielle).
Le cercle des "amis des amis" doit-il être protégé par le droit à la vie privée et à la confidentialité des échanges ?

Or, le jugement n'a pas invoqué cette notion d'absence de "communauté d'intérêts", mais a simplement considéré que le droit au respect de la vie privée des salariés n'avait pas été violé parce que "l'usage de Facebook [permet] d'avoir accès à des informations sur la vie privée lues par des personnes auxquelles elles ne sont pas destinées". Rappelons que l'entreprise a eu vent de ces échanges par la copie d'écran du profil Facebook d'un salarié, transmise par un autre salarié, "ami d'ami" sur Facebook.  Le conseil des prud'hommes précise en effet que "ce mode d'accès à Facebook dépasse la sphère privée" et que "par le mode d'accès choisi, cette page était susceptible d'être lue par des personnes extérieures à l'entreprise, nuisant à son image."

Votre vie privée n'est pas protégée dès lors que vous l'exposez à des inconnus, semblent ainsi dire les prud'hommes. On retombe en gros sur le raisonnement de J.-M. Manach. Mais comme le rappelait un collègue d'E. Barbry lors d'une interview au Post, cela soulève la difficulté de compréhension des paramètres Facebook. En bref, on présume que donner accès à son mur à "ses amis et leurs amis" constitue un exhibitionnisme volontaire de sa vie privée. N'étant pas utilisateur de Facebook, il me semble que cela n'est pas une présomption choquante.

Mais on revient à l'impossibilité humienne de conclure, d'un fait, un devoir. La justice trace ici une limite entre espace public et espace privé, considérant que donner accès aux "amis de ses amis" à son profil Facebook constitue, de fait, un abandon du respect au droit à sa vie privée.  Pour E. Barbry, il en va même de la "nature" de ce mode d'accès, qui ne "saurait être considéré" comme une correspondance privée.

On est en droit de se demander: pourquoi? Certes, pour un non-utilisateur de Facebook, il s'agit sans doute d'une forme d'exhibitionnisme. Mais celle-ci reste toutefois limitée dans les cercles d'une communauté, à savoir celle des "amis de ses amis". Il ne s'agit pas, comme ici, d'un blog public. Le droit français vient pourtant d'assimiler purement et simplement les deux.

Pour J.-M. Manach, il a bien fait, car on ne peut pas "espérer pouvoir mener une “vie privée” dès lors que l’on s’exprime devant des dizaines, et plus souvent encore des centaines, d’”amis” qui n’en ont souvent que le nom, et que l’on ne connaît généralement pas vraiment". Dès lors, selon lui, cela ne doit mener à aucune censure, mais à responsabiliser les internautes. On rejoint ici le titre moralisateur du billet d'E. Barbry, "méfiez-vous de vos propos"... Peut-on croire que cette invocation à la responsabilisation ne constituerait pas, elle aussi, une forme de censure?  Dans Oublier le droit à l'oubli, on avait rappelé que :

La responsabilité individuelle, fondement du droit jusqu'à nouvel ordre, n'a aucun rapport avec le fait que tous vos actes et paroles soient accessibles de façon permanente par votre patron, votre ex, vos arrières-petits-enfants ou le militant néonazi s'amusant à répertorier tous les changements de noms de personnes d'origine juive, maghrébine ou arménienne.
Contrairement à ce que prétend Hugo Roy, cité par Manach, publier un écrit n'implique pas, ipso facto, qu'il soit public. Pas, en tout cas, quand il s'agit de publication dans un cercle restreint: sinon, il n'y aurait plus aucun sens à parler de secret des correspondances.  Ni non plus, par exemple, de conserver confidentiel les compte-rendus publiés de certaines délibérations, comme celles du Conseil constitutionnel, ou, pendant longtemps, des débats parlementaires. Il y a toujours eu, en fait comme en droit, des distinctions entre niveaux de publicité des écrits.

Or, le fait que Facebook ait accès aux données que vous publiez n'a rien à voir avec l'accès de votre employeur à ces mêmes données. Il s'agit bien d'un cercle restreint, celui des "amis de vos amis". Rappelons que selon L'Espace public de Habermas, la sphère publique était originellement un espace interne au privé, la "sphère des personnes privées rassemblées en un public", ou l'espace de la libre discussion.  Plutôt que de prendre en compte ce degré intermédiaire entre le journal intime et la lettre ouverte, le Conseil des prud'hommes a tout simplement favorisé l'emprise de la hiérarchie de l'entreprise sur ses salariés. Il n'a pas seulement jugé les propos outranciers: il a aussi considéré qu'il ne saurait y avoir, du moins sur les réseaux sociaux, de discussion publique, à l'intérieur d'un cercle restreint, concernant l'entreprise, dès lors que les échanges sont accessibles à d'autres que les seuls employés - nuance capitale.  

Cette nuance est probablement la plus importante, puisqu'elle laisse peut-être ouverte une voie étroite à la critique de l'entreprise au sein d'un groupe Facebook spécifique - mais un tel groupe pourrait-il exister sans être surveillé, voire infiltré? De plus, cette maigre possibilité contraint les salariés à séparer nettement leur vie professionnelle de leur vie personnelle. Ce qui n'est peut-être pas plus mal.

Des régimes divers de communication et de l'emprise de l'entreprise sur la vie des salariés

Le vrai débat est là: quelle position le droit doit-il adopter face à ces régimes divers de communication, oscillant entre différents degrés de publicité et de confidentialité? Refuser de prendre en compte cette échelle variable relève du manichéisme. L'autre question concerne les interesections entre la vie professionnelle et la vie personnelle. Or, si tracer une barrière entre les deux semble souhaitable, on sait - et la récente épidémie de suicides l'a rappelé de façon dramatique - à quel point celle-ci est fragile, du fait même des pratiques du management moderne.

Cela ne veut pas dire que tout propos serait acceptable dès lors qu'il serait privé. En l'espèce, on comprend qu'E. Barbry considère légitime que les propos en question aient été condamnés (il s'agissait en gros d'un "complot" sarcastique visant à se moquer à longueur de journée de la hiérarchie, forme comme une autre de résistance à l'ordre managérial, dont Bonjour Paresse avait fait l'inventaire). De là à refuser d'accorder à ces espaces intermédiaires la protection de tout droit à la vie privée...

Les autres arguments invoqués ne sont guère pertinents. En particulier, le fait que ces "amis Facebook" ne soient pas "réellement" vos "vrais" amis ne devrait rien changer à l'interprétation de cette affaire. Dans la "vraie vie", tous vos amis et les amis de vos amis sont-ils aussi vos "vrais amis"? N'est-ce pas, précisément, qu'à force d'épreuves et de trahisons, comme celle ici effectuée par l'un des salarié "ami d'ami" du licencié, que l'on reconnaît ses "vrais amis"?  

Voir aussi: Oublier le droit à l'oubli, billet du 28 avril 2010.

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jeudi 4 novembre 2010

Lyon et l'Identification des citoyens

Dans son dernier opus, Identifying Citizens. ID Cards as Surveillance, en fait un recueil d'articles datant de 2007 à 2009, le sociologue David Lyon poursuit la recherche entamée avec Playing the Identity Card: Surveillance, Security and Identification in a Global Perspective (Routledge, 2008), ouvrage co-dirigé avec Colin Bennett. Il y livre quelques clés d'analyse du processus contemporain d'encartement de la population, qui tranche, par certains aspects, notamment son caractère mondial et ses mutations technologiques, avec les essais antérieurs.

Lyon présente un panorama des principaux enjeux sociaux, politiques et théoriques soulevés par l'encartement à l'échelle mondiale. En tant que tel, L'identification des citoyens s'adresse davantage au grand public qu'au spécialiste. Toutefois, certaines notions, notamment celle du « cartel des cartes » (card cartel), insistent sur des aspects inédits propre au processus actuel, et conduisent à interroger, plus largement, les liens entre les cartes d'identité, l'Etat-nation et la mondialisation.

Le premier chapitre, « Demanding Documents », récapitule ainsi l'histoire de l'encartement des citoyens, en s'appuyant sur des travaux classiques (Caplan et Torpey, G. Noiriel, P. Piazza, S. Cole, etc.). Il aborde ainsi les « identités de papier » et la « révolution identificatoire » (Noiriel) et le lien entre l'identification et le colonialisme (notamment dans le Raj britannique, mais aussi au Rwanda) d'une part, et avec la prévention et la répression du crime d'autre part. Rien de nouveau, donc. Le lecteur français sera cependant intéressé par l'allusion aux badges nominatifs que portaient les esclaves aux Etats-Unis.

Le deuxième chapitre, « Sorting System », souligne que la carte d'identité n'est que la partie visible de l'iceberg d'un système de « dataveillance » (Roger Clarke): elle ne prend sens que par sa liaison avec un système de traitement de données. La collecte et le traitement de l'information, rendu possible par la carte d'identité, est ainsi au cœur des enjeux classiques de protection de la vie privée. Lyon invoque la notion de « banoptique » (Didier Bigo), pour souligner le caractère ciblé et catégoriel des nouveaux modes de surveillance, et l'évolution vers un système pro-actif de gestion du « risque ». Il fait ainsi appel au concept de « contrôle à distance » évoqué par D. Bigo et E. Guild dans leur analyse du déplacement des frontières et de l'externalisation de l'asile. 

Ce thème de la « virtualisation » de la frontière, c'est-à-dire de sa mobilité intrinsèque, est devenu central dans l'analyse de l'Etat-nation contemporain: citons ainsi cet entretien du géographe Stephen Graham (2007), pour qui on est passé d'une « géométrie euclidienne des Etats territoriaux » à un « assemblage global des frontières », où celles-ci passent à l'intérieur des Etats et des villes, désignant certains territoires comme « à risque ». La frontière entre l'intérieur et l'extérieur se brouille ainsi dans une conception sécuritaire de l'urbanisme et du contrôle du mouvement. L'analyse critique de S. Graham fait ainsi écho aux travaux de l'IHEDN (Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale) dans les années 1990, tels qu'analysés par M. Rigouste dans L'Ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l'ordre sécuritaire dans la France contemporaine (2009). Plusieurs rapports de l'IHEDN thématisent ainsi l'existence d'un prétendu « danger migratoire » et mettent à la mode la notion, périlleuse, de « guérilla urbaine », justifiant ainsi le contrôle de certaines populations et territoires, lequel passe par l'identification et la traçabilité. 

Malgré l'intérêt de ces analyses, ce second chapitre n'apporte rien d'original, mais répertorie l'état actuel des recherches. Le lecteur déjà au fait n'y apprendra donc que peu de choses, hormis quelques anecdotes, concernant par exemple l'interpellation d'Andrew Felmar, 67 ans, à la frontière américaine en 2007: on lui déclara qu'il était « indésirable » à vie sur le territoire des Etats-Unis en raison d'usage de stupéfiants, affirmation qui provenait du fait qu'il était psychothérapeute et qu'il avait effectué des expériences sur l'utilisation du LSD entre 1967 et 1975, l'ayant alors légalement obtenu. 

Le troisième chapitre, « The Card Cartel », est plus novateur, en insistant sur l'importance des multinationales sur l'émission des documents d'identité et la maintenance des bases de données. A partir de la notion de « monopole des moyens de circulation », forgée par Torpey dans son histoire du passeport, il propose de parler d'un « oligopole des moyens d'identification » afin de prendre en compte le rôle du big business. Le secteur économique de l'identity management (gestion de l'identité) fait appel à un troisième élément, s'ajoutant aux systèmes de gestion de l'identité (documents et fichiers) et aux multinationales: les « protocoles », ou logiciels. Citant les projets d'identité numérique, il insiste ainsi sur l'importance de ces protocoles, permettant de lier applications commerciales et étatiques (e-commerce et e-gouv), la MyKad indonésienne étant le cas paradigmatique (en Europe, le Portugal a mis en place une carte similaire). Ce point, sans aucun doute décisif dans la mesure où l'informatique fait partie intégrante des systèmes d'identification, et qu'il est à l'origine des standards élaborés, par exemple, par l'Organisation internationale de l'aviation civile en matière de passeports biométriques, aurait mérité d'être développé. Lyon se contente en effet d'un survol, fondé principalement sur des citations d'auteurs (B. Latour, L. Lessig, A. Galloway voire le « post-scriptum sur la société de contrôle » de Deleuze), qui souligne simplement la nature politique des technologies. La récente cyberattaque qui visait vraisemblablement le programme nucléaire iranien et aurait été lancée par Israël, n'est que l'un des exemples de l'importance des protocoles: le ver Stuxnet s'attaquait aux systèmes Windows utilisés par Siemens, et s'il a ainsi principalement affecté l'Iran, il a également touché d'autres pays et d'autres usines.

Cette approche permet néanmoins à l'auteur d'insister sur la dimension commerciale à l’œuvre dans la généralisation de l'encartement, ainsi que sur les aspects liés à la sécurité internationale, via, notamment, la standardisation des protocoles: l'encartement contemporain n'est plus mis en œuvre par le seul Etat-nation, mais résulte d'une conjonction entre la mondialisation, dans sa double composante économique et (in)sécuritaire, et l'Etat-nation.

Ainsi s'amorce la transition avec le chapitre « Stretched Screens », qui file la métaphore de l'écran: celui de l'ordinateur de contrôle, mais aussi la profondeur cachée des bases de données derrière la superficie de l'écran, et enfin la possibilité d'étirer ces écrans de surveillance à l'échelle internationale.

Il examine ensuite le cas spécifique de la biométrie, soulignant le manque d'indépendance des recherches sur le sujet, le biais en faveur du nec plus ultra qui favorise systématiquement l'usage des nouvelles technologies, et, bien sûr, ce qu'on pourrait appeler, après les travaux des politologues de Copenhague, la « sécurisation », ou construction du « risque sécuritaire ». Lyon évoque certaines études qui indiqueraient que les taux d'enrôlement seraient inférieurs pour certains groupes ethniques, ce qui nous reconduirait à un problème de biais politique construit dans la technologie. Il évoque ensuite la question classique du corps et de l'attestation de son identité, citant Ricœur – le Comité consultatif national d'éthique avait choisi cette approche – ainsi que la question du data double, ou de la transformation du corps en bits.

Le dernier chapitre est consacré au « cyber-citoyen », la citoyenneté étant entendue au sens politique et social, et aux ambiguïtés de l'encartement: moyen d'accès à certains droits (politiques, sociaux, etc.), c'est également un moyen d'exclusion (des étrangers, de certaines minorités, etc.). Bien que pessimiste, Lyon récuse ainsi une position manichéenne sur cette question. A plusieurs reprises, il cite le rapport de la London School of Economics sur la carte d'identité, caricaturé par ses adversaires, comme exemple d'une implémentation raisonnable d'un projet national d'encartement. Ceci conduit à poser la question d'une participation du public dans la conception même de ces dispositifs socio-techniques.

L'Identification des citoyens n'apprendra que peu au spécialiste, et principalement en raison de son mode de construction: compilation d'articles, il aborde souvent des thèmes déjà évoqués dans d'autres chapitres, et ne peut que se contenter d'un survol. Néanmoins, outre une introduction générale très utile pour le néophyte, il offre à tous un récapitulatif utile, de nouveaux exemples, et quelques pistes de réflexion prometteuses, à la fois pour des questions très spécifiques, telles celle des protocoles et des cartels de carte, et pour une problématisation plus générale de l'Etat-nation: quelles sont, en effet, les implications du processus mondial actuel d'identification sur la citoyenneté et la nation? Si le pari était de montrer à quel point le processus actuel se distingue des opérations d'encartement du XIXe et du XXe siècle, celui-ci est largement réussi.

David Lyon (2009), Identifying Citizens. ID Cards as Surveillance, Polity Press, Cambridge, 208 p.


Révision le 11 novembre 2010 (ajout de précisions sur Bigo & Guild, entretien de Stephen Graham et relations avec l'ouvrage de Mathieu Rigouste).

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mardi 2 novembre 2010

Biométrie et identification #1.1.4

Au menu du jour: l'automatisation du contrôle aux frontières via le fichier biométrique PARAFE, la surveillance des salariés vue par la CNIL, l'importance de ne pas "dissimuler son visage" afin de l'exposer aux panneaux publicitaires intelligents, désormais soumis au contrôle de la CNIL, ou encore les peurs apocalyptiques concernant l'opération indienne de recensement, "commise avec la complicité de l'ONU".    


Passage automatisé aux frontières: G. Kouby attire l'attention sur le décret n° 2010-1274 du 25 octobre 2010 qui pérennise l'expérimentation biométrique sur les "voyageurs fréquents", menée depuis  2005 par les aéroports de Paris sous le nom de PEGASE, puis PARAFES, aujourd'hui devenu PARAFE (Passage rapide aux frontières extérieures). PARAFES comprenait les empreintes digitales de huit doigts ainsi que l’état civil, le lieu de naissance, la nationalité et l’adresse.

Pour la juriste de Droit Cri-Tic, PARAFE "peut être compris comme un moyen de fluidifier les passages... et, à terme, de justifier les compressions de personnels". Contrairement à l'expérimentation PARAFES, qui ne concernait que les transports aériens, PARAFE a vocation à s'appliquer à tous types de transports. G. Kouby souligne aussi l'évolution de la CNIL, qui s'est abstenu "de faire remarquer que le choix d’une inscription dans le fichier PARAFE n’en est pas un", puisque refuser ce fichage conduira, dans le climat de RGPP (Révision générale des politiques publiques) et de non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux, à subir les "affres" d'une file d'attente de plus en plus longue. Une façon comme une autre de pousser la "société civile" à plébisciter la biométrie ! Fichier PARAFE. Par affres ?, Droit Cri-Tic, 1er novembre 2010 (cf. aussi, sur ce blog, Scanner corporel ou la transparence des corps).

Contrôles de la CNIL. La CNIL a épinglé plusieurs sociétés pour non-respect de la réglementation en matière de biométrie, c'est-à-dire de non respect de l'engagement de conformité émis à l'égard de ses "autorisations uniques" (A.U.), qui permettent d'accélérer le traitement des autorisations de la CNIL, système qui repose par conséquent sur la bonne volonté des firmes. Or, celle-ci manque à désirer dans les cas suivants:
  • une société de distribution d’alimentation conserve sur fichier central les empreintes digitales de ses employés, en contradiction avec l'A.U. n°8, ce qui lui vaut une mise en demeure;
  • une société de distribution automobile fait de même, s'étant par ailleurs abstenu de déclarer le fichier (illégal) à la CNIL: mise en demeure.
  • un hypermarché ne respecte pas ses engagements en matière de vidéosurveillance et de biométrie, et son système de sécurité informatique devant assurer la non-divulgation de ces données personnelles est défaillant: mise en demeure.
  • un organisme de formation conserve sur fichier central les empreintes digitales de ses employés, en contradiction avec l'A.U. n°8: mise en demeure.
  • un club de remise en forme, qui n'a pas répondu à une mise en demeure pour une affaire semblable, est sous le coup d'un délibéré de la CNIL afin de donner suite à cette affaire.
   Cf. formation contentieuse du 21/10/10 et du 30/09/10. Ces affaires tendent à souligner à quel point les contrôles de la CNIL sont importants pour que le système des autorisations uniques, destiné à "fluidifier" le système, ne devienne pas qu'une promesse vide. Et donc, par ricochets, la nécessité de lui donner les moyens de ce contrôle... qui, malgré la gravité des faits reprochés (des supermarchés considèrent que tout comme la police, ils auraient le droit de ficher les empreintes digitales de leurs employés...), n'aboutit le plus souvent qu'à une mise en demeure.  En matière de publicité, la CNIL sait se montrer autrement plus sévère: pour la première fois, elle a fait usage de ses pouvoirs pour condamner les infractions réitérées à la loi Informatiques et libertés, en condamnant en juin 2010 une entreprise à 15 000 euros d'amende.

En cas de contentieux, ces affaires peuvent cependant donner raison aux employés: le 14 septembre, la cour d'appel de Dijon a ainsi estimé qu'un licenciement était infondé si l'employeur se servait d'un dispositif de géolocalisation non déclaré à la CNIL, à l'insu des salariés, pour prouver l'utilisation d'un véhicule de service à des fins personnelles. La CNIL en profite pour rappeler que dès 2004 une cour d'appel indiquait qu'une entreprise ne pouvait sanctionner son employé pour refus de se soumettre à un dispositif de contrôle d'accès et des horaires si celui-ci n'avait pas été déclaré. En bref, ce qui est interdit, ce n'est pas de surveiller ses salariés, mais de s'abstenir d'en informer la CNIL. 

La loi sur le voile, aubaine pour les publicitaires? La CNIL, le Code de l'environnement et les panneaux publicitaires. 

Les panneaux intelligents mis en place par les publicitaires afin de mesurer leur audience ou d'évaluer la fréquentation des lieux sont soumis à l'autorisation préalable de la CNIL, en vertu de la loi du 12 juillet 2010 (Grenelle II). Or, la CNIL rappelle que
dans la mesure où ces dispositifs collectent des données permettant d'identifier une personne physique (visages des personnes passant devant le panneau et informations techniques issues des téléphones portables), la CNIL a considéré que la loi Informatique et Libertés s'applique.
Etrangement, personne ne s'est avisé lors du débat sur le voile qu'outre le danger évident à la sécurité qu'impliquait le port d'un tissu, bien moindre, selon certaines mauvaises langues s'exprimant dans la prestigieuse revue Esprit, à celui des talons hauts, il permettait aussi aux personnes se "dissimulant le visage dans un espace public" d'échapper à la publicité !

L'art. L581-9 du Code de l'environnement dispose désormais:
Tout système de mesure automatique de l'audience d'un dispositif publicitaire ou d'analyse de la typologie ou du comportement des personnes passant à proximité d'un dispositif publicitaire est soumis à autorisation de la Commission nationale de l'informatique et des libertés.

Le recensement en Inde et l'Apocalypse. Pour certains chrétiens intégristes de l'Inde, l'opération de recensement biométrique menée dans le cadre du projet UID (Unique Identity Document), a été prophétisé dans ce passage biblique: “Et elle fit que tous, petits et grands, riches et pauvres, libres et esclaves, reçussent une marque sur leur main droite ou sur leur front, et que personne ne pût acheter ni vendre, sans avoir la marque, le nom de la bête ou le nombre de son nom.” Interviewé, un conducteur de rickshaw affirme ainsi:
La carte UID aura plusieurs fonctions. On en aura besoin pour acheter et vendre de l’immobilier, exactement ce que dit la Bible. Le projet UID s’inscrit donc dans un plan plus vaste visant à recenser les personnes et les foyers, le Recensement général de la population et de l’habitation (RGPH) des Nations unies. Et c’est précisément ce que dit l’Apocalypse au sujet du nombre ou du symbole donné à l’humanité et au recensement de tous les êtres humains par le Prince des Ténèbres.
Cf. La marque de Satan sur le recensement indien, article d'Open traduit par le Courrier international.


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vendredi 29 octobre 2010

La SNCF et le signalement ethnico-racial

 En pleine polémique sur le "fichier MENS", en fait une dénomination ("minorité ethnique non sédentarisée") utilisée par la gendarmerie dans plusieurs fichiers pour permettre une surveillance ciblée des Roms, la SNCF n'a pas hésité à proposer à ses contrôleurs marseillais une fiche utilisant des critères ethniques afin de "faciliter le travail de la police".

Suite à l'alerte lancée par le quotidien régional La Marseillaise le 27 octobre, la SNCF a fait marche arrière deux jours plus tard. C'est l'occasion de s'interroger sur ce type de signalement ethnico-racial utilisé à des finalités policières, et, autorisés dans un cadre plus ou moins strict par la CNIL: l'aide qu'il apporterait à l'enquête policière justifie-t-il le coût à payer, notamment en termes de racialisation de la société? Peut-on tolérer le signalement au faciès alors que le contrôle au faciès est interdit?

Le fichage ethnico-racial de la SNCF

De quoi s'agissait-il? Rien de moins que de faire cocher aux victimes d'agressions des cases, sur une "fiche de signalement" diffusée par les contrôleurs de train de Marseille. Celles-là laissaient le choix entre sept faciès faisant allusion à l'origine géographique ou/et ethnique : « Européen », « Africain », « Nord Africain », « Asiatique », « Latino-Américain », « Gitan » et « Pays de l’Est ». 

Le formulaire, « Restons acteur de la sûreté », précisait que « ces renseignements seront très précieux en opérationnel » pour la police ferroviaire (SUGE) et la Police nationale « mais également pour le suivi de l’enquête ». Bref, les contrôleurs sont enrôlés dans les opérations de police. 

Cette intégration va de pair le type d'opération de fichage ethnique déjà pratiqué par la gendarmerie, mais aussi par la police, puisque la CNIL autorise ce type de signalement "ethnique" "que" lorsqu'il s'agit de fichiers d'enquête policière, tels le STIC, et à condition qu'ils soient autorisés par un décret en Conseil d'Etat. Ce, à des fins de recherche et d'identification. On s'étonnera, comme le journaliste David Coquille, que malgré cette finalité avouée, la fiche destinée aux contrôleurs ne mentionnait comme âge qu' "enfant" ou "adulte", ce qui est pour le moins imprécis.

La SNCF a bien évidemment fait marche arrière : ce genre de fichage est tout simplement interdit, sauf lorsqu'il est mis en œuvre à des finalités d'"ordre public", lesquelles permettent de s'exonérer de l'interdiction de récolter des données sensibles, comme on l'avait vu à l'occasion du débat virulent suscité par l'introduction d'EDVIGE.

Suscité par les révélations de La Marseillaise, reprises par une partie de la presse nationale (Le Point, Le Parisien, Bakchich, RMC; mais aucun des grands quotidiens nationaux), ce recul n'est donc pas un "geste de bonne volonté", mais un retour à la légalité.

Ce n'est pas la première fois que la direction déraille: en février, Rue 89 indiquait que des contrôleurs avaient diffusé une annonce du type « On nous signale la présence suspecte de trois petites Gitanes dans le train. Nous vous demandons de faire très attention à vos bagages. » Cette dérive est d'autant plus grave que le quotidien de Marseille précise aujourd'hui:
Contredisant la SNCF, une haute source policière qui requérait l’anonymat (décidément), indiquait que « cette fiche classique de signalement à usage policier » avait été conçue « à la demande de la SNCF » et qu’on « utilisait à la RTM aussi bien qu’à la RATP », cela dans un « cadre légal » qui permet un partage d’informations et de fichiers.
En d'autres termes, tant la SNCF que la Régie des transports marseillais ou la RATP pratiquerait ce genre de signalement, dont le cadre légal est plus que contestable, puisque, répétons-le, tout traitement de données incluant des données sensibles doit faire l'objet d'un décret en Conseil d'Etat. Il faut s'interroger sur cette tendance à se mettre hors-la-loi sous le prétexte de "faciliter le travail de la police" et de "protéger les victimes".

Le signalement du "type géographique" : un moyen de racialisation

Au-delà du caractère illégal de ces actes, se pose la question des effets d'une telle classification. Celle-ci est légitimée, par la CNIL elle-même, au nom de la recherche d'"individus suspects". Il faut bien, dira-t-on, que la police fasse son travail... ce qui n'implique pas que les contrôleurs de transport ne deviennent policiers, sauf à transférer le contrôle des billets au ministère de l'Intérieur.

Néanmoins, l'usage de catégories comme celles-ci est problématique. En l'espèce, la SNCF proposait: « Européen », « Africain », « Nord Africain », « Asiatique », « Latino-Américain », « Gitan » et « Pays de l’Est ». Mais toutes sortes de combinaisons sont possibles, comme l'ont montré les débats incessants des raciologues à la fin du XIXe siècle et jusqu'à 1945. Comme le montre, également, la variation des critères de "race" utilisés aux Etats-Unis dans le recensement démographique. 

Le problème n'est pas le caractère nécessairement dénué d'objectivité de ce classement: il tient aussi aux effets bien réels de stigmatisation et de classification que l'usage de ces types entretient chez les usagers. En d'autres termes, lorsque la police, ou la SNCF, propose ce genre de signalement à ses agents et aux victimes d'actes délictueux, elle contribue à construire ce type de classification raciale tant chez les fonctionnaires que chez les victimes. 

En d'autres termes, la CNIL peut bien prétendre qu'il s'agirait là d'une nécessité du "travail de flic", tout comme la SNCF affirmer qu'elle ne fait que là "simplifier le travail de la police" et la "protection des victimes": ces fiches de signalement contribue à la racialisation de la population, c'est-à-dire à la transformation du concept de "race" en catégorie opératoire de discrimination sociale.

Et ce, de façon immédiate: nul besoin d'être grand clerc pour se douter qu'un signalement établi selon différents types géographiques de "faciès" va conduire à des contrôles au faciès, fussent-ils interdits, et donc à une pratique discriminatoire pouvant elle-même susciter des réactions de violence, dont se plaint régulièrement la police (preuve en est des augmentations de verbalisation pour "outrage à agent public").

L'adjonction de la catégorie "Gitan", à côté d' "Européen", d' "Africain", de "Nord-Africain", etc., montre l'importance de cette construction sociale. Alors que les gitans sont sédentarisés depuis plusieurs siècles dans les Etats où ils résident actuellement, comme le rappelait l'historienne Henriette Asséo, on fait comme s'il y avait un continent "gitan", à côté de l'Europe, de l'Afrique ou de l'Amérique latine. De même, on sépare "Africain" et "Nord-Africain": simple précaution qui vise à éviter de dire "Noir" ou "Arabe". 

Alors qu'un ministère a été créé pour gérer l'"Identité nationale", on contribue ainsi à forger d'autres identités collectives: les "Sud-Américains", péjorativement appelés Chudakas en Espagne; les "Jaunes", euphémisés en "Asiatiques", etc. On fait ainsi abstraction de tout ce qui sépare un Argentin, fils ou petit-fils d'immigré italien - et qu'une "victime" classifierait ainsi volontiers comme "Européen" - d'un Argentin issu des peuples autochtones présents sur le continent avant la colonisation. On ignore ce qui sépare un Indien d'un Chinois, un Vietnamien d'un Russe... bref, toutes ces catégories superficielles, qui ne visent que la couleur de la peau et les stéréotypes liant cette couleur à une origine géographique, renforcent ces stéréotypes. Au risque, du reste, de malentendus entre la police et les victimes: un Français capable de reconnaître l'accent idiosyncratique d'un Argentin (Che!), le classerait-il pour la police comme "Sud-Américain", quand bien même il aurait l'apparence d'un Suédois ? Ou prendrait-il conscience que selon des stéréotypes largement en vigueur, un blondinet ne pourrait venir d'Amérique latine?  

Pour une évaluation de l'efficacité de tels signalements

Cette nouvelle affaire SNCF, qui fait immanquablement surgir "de très vieilles ombres", pour reprendre Patrick Chamoiseau, devrait ainsi conduire la CNIL et le législateur à réfléchir sur le bienfondé de l'utilisation de ces critères ethniques si subjectifs. Comment concilier l'usage de telles catégories venues d'un autre âge avec la modernisation prônée par l'introduction du passeport biométrique et, maintenant, de la carte d'identité biométrique?  Sans compter la vidéosurveillance: on lit sur la fiche "la SUGE récupère plus rapidement la vidéo grâce au numéro de la rame". En quoi ces signalements facilitent-ils véritablement le travail de la police? Et, si une étude d'impact sérieuse venait à soutenir cette thèse, cela vaut-il pour autant le coût à payer en termes de racialisation et de discrimination sociale ? Alors même qu'on prend de plus en plus conscience des effets néfastes et à long terme que comportent les contrôles aux faciès?

Enfin, au vu de cette tentative maladroite, ne doit-on pas craindre qu'autoriser certains services de l'Etat à mettre en œuvre de tels signalements ethnico-raciaux conduise à les légitimer de façon générale ? Quitte à ce que la SNCF sorte du cadre légal qui lui est propre et que sa direction ne comprenne même pas ce qui, pour elle, ne constitue sans doute qu'un "émoi des défenseurs des droits de l'homme"?

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dimanche 24 octobre 2010

Le fichage, arme contre le viol?

Omniprésent dans les médias, le viol l'est aussi devant les tribunaux. Avec 1 684 condamnations en France en 2008, les viols représentent près de la moitié des crimes jugés aux Assises, devant les homicides, en baisse depuis les années 1980. Une étude sociologique de Véronique Le Goaziou et Laurent Muchielli souligne toutefois le gouffre entre les faits et leur perception médiatico-judiciaire.

A partir de celle-ci, on verra que le FNAEG (Fichier national automatisé des empreintes génitales) sert à retrouver les auteurs de viol que lorsqu'ils ne connaissent pas leurs victimes, cas qui ne représente qu'un quart des affaires jugées et une proportion encore inférieure des cas de viol: les "viols conjugaux", notamment, échappent souvent à toute poursuite, alors même qu'ils touchent toutes les catégories sociales. 

Ceci conduit à relativiser fortement l'argument selon lequel le fichage des "délinquants", y compris pour de simples délits, permettrait ensuite de résoudre les crimes les plus graves. Lutter contre le viol passe d'abord par le soutien, notamment budgétaire, aux services médico-sociaux et par la prévention de l'alcoolisme, mais aussi par la conscience des limites de cette politique et la prise en compte de la détresse économique et sociale qui affecte les personnes ayant vécu une "enfance difficile". Cela exige aussi de prendre en compte l'omniprésence des violences conjugales, présentes dans tous les milieux.
 
Les viols commis par des proches représentent plus de la moitié des affaires jugées

Cette étude de 4 pages renverse plusieurs clichés, et notamment celui-ci: les viols collectifs ("tournantes") et les viols commis par des inconnus seraient les plus courants. Analysant un corpus judiciaire d'environ 400 affaires, les auteurs établissent une typologie en 5 catégories:
  • les viols intrafamiliaux « élargis » (196 affaires, 47 % du total);
  • les viols conjugaux (19 affaires, 4 % du total);
  • les autres viols de forte connaissance (72 affaires, 17 % du total);
  • les viols collectifs (23 affaires, 5 %): c'est la seule catégorie caractérisée par la forme d'agression plutôt que par la relation de connaissance entre auteurs et victimes;
  • les viols de faible connaissance et les viols commis par des inconnus (115 affaires, 27 % du total)  
Les viols familiaux (les deux premières catégories) représentent plus de la moitié des affaires jugées. Loin, donc, des clichés des séries policières. Si on ajoute à cela les viols de "forte connaissance" (relations amicales, de travail ou de voisinage), on arrive à plus de 60% des affaires. Les viols sur lesquels les médias insistent le plus, "tournantes" et viols commis par des inconnus, concernent en réalité un nombre réduit d'affaires: seulement 5% pour les viols collectifs, et 1/4 pour les "viols de faible connaissance" ou commis par des inconnus.

Viols en bourgeoisie

Les auteurs mettent toutefois en rapport cette réalité judiciaire avec les enquêtes de victimation (sondages anonymes). Celles-ci montrent que seules 5 à 10% des victimes portent plaintes: "la marge de progression de ce contentieux est [donc] énorme". Mais la surprise de l'étude, c'est de montrer que le viol - comme l'alcoolisme - touche tous les milieux. Vu la "nature humaine", et surtout "masculine" (98% des condamnés sont des hommes), diront certains, cela n'est guère étonnant. Les auteurs concluent :
Si les incestes sont de plus en plus dénoncés, les viols conjugaux résistent en revanche beaucoup plus à la judiciarisation. Cette dernière se révèle par ailleurs très inégale selon les milieux sociaux. Après la fréquence des viols, l’enseignement majeur des enquêtes de victimation est sans doute que cette violence de proximité existe dans tous les milieux sociaux et dans des proportions comparables. Or, l’un des enseignements majeurs de notre recherche sur dossiers judiciaires est aussi que environ 90 % des auteurs de viols jugés sont issus des milieux populaires. En d’autres termes, les viols demeurent surtout dissimulés dans les classes sociales les plus favorisées.
Les viols "intra-familiaux": des affaires de pédophilie peu médiatisées

Lorsqu'il s'agit des viols "intra-familiaux" (47% des affaires), les auteurs n'ont en général pas de casier. Ce type de viol s'insère dans un continuum d'agressions sexuelles (attouchements, etc.) et dans la durée: l'étude propose de parler d'« abuseur-violeur en série de proximité ». C'est le seul type dans lequel un nombre important de victimes sont masculines (20%), celles-là étant généralement très jeunes.

En bref, c'est la figure du "pédophile", qui a souvent eu une "enfance difficile". Bien sûr, cela ne signifie pas que tous les enfants maltraités ou qui ont été abandonnés deviendraient des "monstres pervers" (sic) ou de nouveaux Gilles de Rais. 

Contrairement aux affaires de pédophilie médiatisées, celles-ci se déroulent en général au sein de la famille "élargie". Rien à voir, donc, avec l'affaire Évrard ou Dutroux, qui entrent dans la 5e catégorie ("faible connaissance" ou inconnus), ou avec les affaires concernant l'Eglise catholique ou la Casa Pia, qui entrent dans la 3e catégorie ("forte connaissance"). 

Les "viols conjugaux", ou la domination masculine
 
Les "viols conjugaux", largement sous-représentés dans les tribunaux (4% des affaires) si on les met en rapport avec les enquêtes de victimation, diffèrent des premiers d'abord par leur logique: ils ne s'insèrent pas dans une suite d'agressions sexuelles, mais de violences conjugales. Le viol conjugal n'est reconnu que depuis 1990, la Cour de cassation ayant entériné l'interprétation d'une cour d'appel selon laquelle si
le consentement au mariage peut faire présumer jusqu’à un certain point, de la part des époux et aussi longtemps qu’ils demeurent mari et femme, leur consentement aux relations sexuelles, il n’en demeure pas moins que cette présomption n’a rien d’irréfragable.
La Cour entérinait ainsi l'évolution entamée dans les années 1970 et concrétisée par la loi de 1980 sur le viol, définissant celui-ci comme "tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, commis sur la personne d'autrui par violence, contrainte, menace ou surprise ". D'atteinte à l'institution du mariage, ce qu'il était depuis le Code Napoléon, le viol devenait une atteinte à l'intégrité psychique de la victime, le "sexe" ayant été constitué, comme le rappelait déjà Foucault, en "chiffre de l'individualité", "objet du grand soupçon" et "fragment de nuit que chacun porte en soi". Marcela Iacub (2002) écrit ainsi:
les rapports sexuels hors mariage étaient juste tolérés, mais ils étaient sur le fond considérés comme immoraux. Et c'est pour cela qu'ils devaient être "consentis". Le consentement des partenaires ne faisait que, pour ainsi dire, lever la sanction. Ces actes étaient pourtant, en eux-mêmes, des atteintes à l'institution du mariage. Et s'ils n'étaient pas consentis, alors il y avait crime.
Le viol conjugal a aussi été évoqué par Patric Jean dans son documentaire choc La Domination masculine. Il y plaidait en faveur de la thèse d'une continuité entre le sexisme (avec le début sur les jouets de "mecs" et de "filles"), la pornographie, les violences conjugales et le viol.

Si le cinéaste forçait le trait, il est clair que la justice n'a actuellement pas les moyens de répondre à ces viols, beaucoup plus importants qu'il ne le semble. V. Le Goaziou et L. Muchielli ne nous disent pas si les auteurs de viols conjugaux ont déjà été condamnés par le passé.

Ils pourraient l'être, en cas de dénonciation antérieure de violences conjugales (par la victime, des proches ou des voisins), dont la sévérité des peines vient d'être accrue: loi du 4 avril 2006, qui grave dans le marbre législatif la jurisprudence de 1990, et du 9 juillet 2010, qui a notamment introduit le bracelet électronique et vise à faciliter les plaintes en créant l'ordonnance de protection.

Ils pourraient aussi l'être, dans la mesure où si l'alcoolisme - qui touche toutes les classes sociales - est souvent corrélé, vraisemblablement, aux violences domestiques, il l'est aussi à bien d'autres sortes de délits: un rapport parlementaire de 2009 indiquait que l'alcool entrait en jeu dans plus de 2/3 des homicides, dans plus d'1/3 des crimes et délits contre enfants, près d'1/3 des coups mortels et coups et blessures volontaires et plus d'1/4 des crimes et délits sexuels. Tout comme pour l'"enfance difficile", cela n'implique pas que tous les alcooliques se mettent en infraction; en revanche, toutes catégories d'infractions confondues, l'alcool intervient une fois sur cinq... Le rapport souligne:
bien que l’imprégnation alcoolique au moment des faits ne soit pas systématiquement dépistée, il est possible de distinguer:
  • un groupe restreint de sujets qui se caractérise par la fréquence de l’alcoolisation de l’auteur lors des faits et aussi par un mésusage. Dans plus des deux tiers de viols et d’agressions sexuelles sur majeurs, l’auteur est alcoolisé lors des faits et/ou mésusager;
  • un groupe plus hétérogène de sujets présentant un mésusage d’alcool et étant sous l’empire de l’alcool au moment des faits qui rassemble près de 50% des viols et agressions sexuelles sur mineurs et près de 50% des violences entre conjoints;
  • un groupe encore plus hétérogène de sujets présentant un mésusage d’alcool dans un peu plus d’un quart des faits de maltraitance à enfants et étant sous l’empire de l’alcool au moment des faits dans 30% des faits de violences générales. Ainsi, dans respectivement 29% et 30% des cas, les affaires de ces deux contentieux pourraient être considérées comme associées à l’alcool.
Les "viols de forte connaissance" 

La qualité d'ascendant légitime ou de personne ayant autorité représentant une circonstance aggravante, cela facilite la comptabilité. Le fait de créer des infractions spécifiques ("viol conjugal", voire "inceste", etc.), parfois critiqué pour son incohérence juridique, permet en effet surtout d'établir des statistiques et de faciliter le travail des... sociologues! Cela avait été relevé par E. Allain sur le blog Dalloz, qui indiquait toutefois, à propos de la loi sur l'inceste: "le dernier de ces objectifs [affiner les études statistiques sur les violences sur mineurs] n’appelle pas de commentaire particulier si ce n’est qu’il semble une justification bien faible pour introduire une nouvelle qualification pénale." A infraction pénale spécifique, typologie plus fine des "délinquants"...
 
Les viols de "forte connaissance" concernent majoritairement des majeurs, les auteurs ayant en moyenne 28 ans. Ce "type" est constitué de deux catégories :
  • les viols "entre amis", souvent accompagnés, comme dans le cas des viols conjugaux, de violences ; 
  • les viols commis par des ascendants, souvent sur de jeunes garçons (on se rapproche des affaires de la Casa Pia ou de l'Eglise).
On ne saura pas non plus si dans cette catégorie les auteurs ont fait l'objet de condamnations préalables.

Les "viols collectifs" et les viols "de faible connaissance" ou commis par des inconnus: des crimes commis par des "marginaux"

On aborde les catégories les plus médiatisées. Passons rapidement sur les "tournantes", qui ne représentent que 5% des affaires. Auteurs et victimes ont en général dans la vingtaine, et ce type d'affaires arrive autant dans les quartiers populaires que dans les petits villages. La construction du "machisme arabe", qui permet d'instrumentaliser le féminisme à des fins racistes et islamophobes, joue sans aucun doute un rôle majeur dans la focale sur les "cités" plutôt que les villages...

Quant aux viols "de faible connaissance" ou commis par des inconnus, qui représentent 1/4 des affaires jugées (combien des affaires dans les médias?), ils se distinguent entre ceux où victimes et auteurs se sont liés au cours d'une soirée, dans un bar, etc., le viol se commettant souvent à domicile, et ceux entre parfaits inconnus, se déroulant dans la rue ou l'espace public.

Dans les deux cas, les auteurs ont des profils psychosociaux problématiques: les psychiatres évoquent des "pulsions", les auteurs ont eu "une enfance difficile" et ont souvent des problèmes d'accoutumance (alcool ou/et stupéfiants). Les SDF sont sur-représentés (20%), effet probable de la conjonction entre ces facteurs, ajoutée à la misère sexuelle. 80% des hommes avaient déjà des casiers, et dans près de la moitié des cas avaient déjà été condamnés pour agression sexuelle.

Le fichage, un moyen de lutte contre le viol?

Outre le fait que la justice connaît essentiellement des cas concernant les classes populaires, alors que les enquêtes de victimation montre que le viol touche toutes les classes, le discours sécuritaire se concentre sur la dernière catégorie, qui ne représente qu'1/4 des affaires.

On n'en déduira pas que celles-ci ne sont pas importantes. Mais cette étude souligne la faiblesse de l'argument du fichage comme moyen de repérer les "récidivistes", en se basant sur l'argument selon lequel les crimes graves seraient le plus souvent précédés de simple délits. Cela n'est vrai que pour la dernière catégorie, et pourrait l'être pour les viols liés à l'alcool.

Mais dans le cas des violences conjugales, souvent associé à l'alcoolisme, le fichage ne sert à rien: victimes et auteurs étant liées par des liens serrés de connaissance, nul besoin d'aller fouiller dans le FNAEG (Fichier national automatisé des empreintes génétiques) pour dénicher un suspect. Nul besoin de créer un fichier d'1,5 millions de  "mauvais citoyens", dont les "faucheurs d'OGM", qui incluent les "personnes à l'encontre desquelles il existe des indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu'elles aient commis l'une des infractions" donnant droit au fichage (art. 706-55 CPP), et qui "naturellement peut se croiser" avec le Fichier des empreintes génitales (sic) de Hortefeux (FAED, fichier automatisé des empreintes digitales), qui regroupe 3,5 millions de personnes.

Le fichage n'a en effet d'utilité que pour la dernière catégorie. Lorsqu'auteurs et victimes ne se connaissent pas du tout, il permet sans doute de retrouver les auteurs et de les punir. Difficile, dans ce cadre, de contester la légitimité du FNAEG, tel qu'il avait été créé à l'origine par la gauche qui n'y avait inclus que les "délinquants sexuels".

Mais on voit aussi que ces cas sont corrélées de manière importante à des profils psycho-sociaux de "marginaux". En bref, il conviendrait de prendre un peu plus au sérieux la prévention médico-sociale au lieu de lui couper les fonds.. Mieux vaut prévenir que "guérir", surtout lorsque la "guérison" consiste en une incarcération aggravant encore les "profils psycho-sociaux". Il ne s'agit pas, là, d'"excuser" les violeurs par leur profil, mais plutôt de prendre le viol au sérieux, en s'attaquant sinon à ses "causes", du moins à des facteurs favorisant le passage à l'acte.

Ce d'autant plus que ce type de suivi social concernerait aussi la première catégorie, les « abuseurs-violeurs en série de proximité », et permettrait peut-être de faire en sorte qu'un plus grand nombre de ces criminels suivent le même trajet que la majorité des personnes ayant eu, eux aussi, une "enfance difficile", mais ne s'étant pas pour autant rendues coupables de viols en grandissant.   

S'agissant du viol conjugal, catégorie qui fait le moins l'objet de plaintes et qui s'insère dans le continuum du sexisme, on ne peut a priori qu'appuyer la législation visant à faciliter la prise en compte des violences conjugales. Mais, au nom de l'urgence légitime de la prévention de ces violences, les nouvelles lois ont tendance à oublier quelques principes élémentaires. Le Syndicat de la magistrature (SM) a ainsi critiqué l'abaissement du niveau de la preuve requis en ce qui concernait l'ordonnance de protection que peut mettre en œuvre le juge aux affaires familiales (élargissant ainsi le pénal au droit civil), ainsi que l'alignement des violences conjugales sur les crimes et les agressions sexuelles par l'extension du suivi socio-judiciaire et du bracelet électronique. Ce n'est pas parce qu'il y a continuité sociologique et statistique entre violences conjugales et viol qu'il faut mettre les deux sur le même plan au niveau juridique!

Des limites du suivi socio-médical 

Lutter contre le viol passe d'abord par un suivi approprié de personnes ayant souvent eu des "enfances difficiles", sachant qu'une minorité de celles-ci se rendent ensuite coupable de viols, première ou dernière catégorie. Le FNAEG ne sert que pour retrouver ceux effectués dans ce dernier cadre, et non à les empêcher. C'est déjà bien; c'est peu au niveau global des viols. Un tel suivi requiert un soutien budgétaire aux services médico-sociaux de l'enfance. Il ne faudrait pas l'oublier au moment du vote de la loi de finances. 

Un tel suivi, néanmoins, doit s'abstenir de toute stigmatisation, ce qui n'est pas simple! Il faudrait en effet éviter ce que rappelle Iacub:
Les victimes sont à ce point victimisées, pour ainsi dire, que l'on suppose - parfois on a même la certitude - que l'enfant, après un tel traitement, deviendra lui-même un violeur, et plus précisément un violeur pédophile. Et c'est pour cela, vous savez, qu'on leur propose un traitement psychologique, tout comme aux criminels; parce qu'ils sont tenus justement pour des criminels en puissance, comme si le sexe criminel était une sorte de vampirisme qui se transmettait comme ça, par les morsures d'un autre vampire... C'est dans la loi, ce que je vous dis. Ça date de 1998.
Et Ian Hacking (1999) d'évoquer des études qui souligneraient que, si la maltraitance infantile est sans aucun doute un fait réel, le concept, flou, de "maltraitance infantile", et le dispositif d'expertise, et de suivi social qui a été créé autour depuis les travaux novateurs de C. Henry Kempe,  pourrait avoir des effets pervers. On l'accuse, en effet, de ne pas se contenter d'une description des symptômes de ce mal, mais aussi de contribuer à les produire, alors même que ce dispositif vise à les soigner. Ces avertissements ne visent pas à nier  le mal, mais à éviter que le remède ne se révèle pire. Ils montrent ainsi la limite d'un tel "suivi" de "l'enfance difficile", concept qui a la fâcheuse tendance à mélanger la misère, l'abandon de l'enfant, etc., avec la maltraitance infantile, qui elle-même regroupe des cas aussi différents que la négligence et toutes sortes de violences distinctes (physiques, affectives, symboliques).

Lutter contre le viol, ensuite, nécessite un changement de focale : au lieu de centrer l'attention sur les classes populaires et urbaines, il faut prendre en compte les difficultés rurales, d'une part, et d'autre part et surtout, les violences conjugales et, par conséquent, le machisme d'un côté, et l'alcoolisme de l'autre. Lesquels sont très loin de se limiter aux "cités"...

Il est ainsi douteux que le droit, à lui seul, qui plus est lorsqu'il comporte des aspects douteux, et a fortiori le fichage, puisse constituer une réponse efficace aux violences sexuelles. Mais on voit à quel point la prévention du viol implique une politique sociale élargie, allant bien au-delà d'un suivi médico-social des enfants qui vivraient des situations difficiles. Délaisser les questions économiques et sociales, par exemple en ignorant que l'"enfance difficile" regroupe des situations hétérogènes de détresse économique et sociale, au profit de l'expertise médico-sociale et de la pénalisation ne constitue pas, semble-t-il, la meilleure manière de lutter contre ce dont on prétend se prévenir. Pas plus, d'ailleurs, que de croire que le viol serait une "maladie de pauvres", et de  prétendre que le sexisme et les violences conjugales ne touchent qu'une catégorie de la population. Paradoxalement, il se pourrait qu'une prévention efficace du viol exige qu'on cesse de se focaliser uniquement sur ce mal.

De la nécessité de contrôler l'identité de son partenaire avant de coucher

Quant au fichage génétique et digital, qui n'a donc d'utilité que pour une minorité des cas de viol, nous suggérions en fait de suivre Hortefeux et non seulement de le généraliser, mais surtout de consulter ces "deux fichiers majeurs" du ministre avant tout acte sexuel. Cela permettrait, en effet, d'éviter tout pseudo-consentement suite à une confusion sur la personne. 

M. Iacub nous rappelle en effet cette anecdote loufoque : lorsque la Cour de Cassation a défini le viol au milieu du XIXe siècle, il s'agissait d'un cas rappelant étrangement l'histoire de Martin Guerre, cet homme qui avait "volé" la femme d'un autre, au XVIe siècle, en usurpant l'identité du mari disparu. Dans cette autre affaire, du XIXe siècle, "un homme était entré dans le lit d'une femme en se faisant passer pour son mari" et, alors qu'elle répondait au "devoir conjugal", elle se rendit compte qu'elle avait été trompée et avait repoussé son faux-mari. Si elle avait vérifié l'identité de son mari en consultant le FNAEG, ça ne serait jamais arrivé !


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Les viols jugés en Cours d’assises : typologie et variations géographiques, Véronique LE GOAZIOU et L. MUCHIELLI, Questions Pénales, sept. 2010, 4 p.,

Les empreintes génitales de Hortefeux: le fichier MENS existe-t-il?, Vos Papiers!, 18 octobre 2010  

Ian Hacking, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi?, 1999, La Découverte, 2009, chap. V, "La fabrication d'un genre: la maltraitance infantile".

Marcela Iacub, Qu'avez-vous fait de la libération sexuelle?, Flammarion, 2002 (notamment chap. V, "La belle au bois violée" et VI, "Les crimes sexuels sont-ils des atteintes à la liberté sexuelle?")

Michel Foucault, La volonté de savoir, tome I de L'Histoire de la sexualité, Tel Gallimard, 1976

Michèle Mestrot et Julien Marrochella, Violences conjugales : vers un droit spécifique ?, Blog Dalloz, 13 juillet 2010

Loi du 9 juillet 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants, Vie-publique.fr

Emmanuelle Alain, Fallait-il faire entrer l’inceste dans le code pénal ?, Blog Dalloz, 5 février 2010

Pascal Riché, « La Domination masculine », film anti-mâles : deux bonus vidéo, Rue 89, 25 novembre 2009


Loi n°2006-399 du 4 avril 2006 renforçant la prévention et la répression des violences au sein du couple ou commises contre les mineurs

Cour de cassation, audience du 5 septembre 1990, n° de pourvoi 90-83786 : l'arrêt historique ayant reconnu la possibilité du "viol conjugal" malgré le consentement présumé aux relations sexuelles établi par le mariage