La question du droit à l'oubli n'oppose pas simplement la vie privée à la liberté d'expression, mais plus largement à un pouvoir de cadrage (framing), un pouvoir googlesque de définition de votre persona, c'est-à-dire de votre personne publique. Dès lors, les tribunaux devraient ajouter une corde à leur arc, en contraignant Google, lorsque le déréférencement n'est pas accordé, à modifier ce référencement, de façon à ce que l'article litigieux n'arrive plus en première page des résultats. En effet, tolérer que des actes répréhensibles commis plus de dix ans auparavant continuent d'arriver en résultat n°1 lorsque l'on tape le nom d'un individu, c'est tout simplement lui dénier toute possibilité de réhabilitation et le réduire à ce seul acte.
Le mécanisme actuel du « droit à l'oubli » depuis l'arrêt de la CEDH Google c. Espagne
Depuis l'arrêt Google Spain ("Google contre l'Agence espagnole de
la protection des données et Maria Costeja Gonzales", 13 mai 2014) de
la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), les moteurs de
recherche, ainsi que les juridictions nationales des pays membres de
l'UE doivent appliquer le "droit à l'oubli" sur Internet (voir ici : Google et le droit à l'oubli en Espagne, février
2011). S'il s'agit-là d'une avancée majeure, elle ne répond que
partiellement au problème posé par le classement Google quant à la vie
privée.
Concrètement, chacun peut faire une demande de déréférencement de liens menant vers des pages web le concernant directement. Si Google refuse ce déréférencement, on a la possibilité de se tourner vers l'autorité nationale de protection des données (la CNIL en France) puis, le cas échéant, vers un tribunal. Conformément à la jurisprudence européenne, celui-ci met en balance le droit à l'oubli du requérant avec la liberté d'expression qu'elle confère non seulement aux sites de publication, mais aux moteurs de recherche eux-mêmes.
Si, certes, les droits de la personne concernée protégés par ces articles prévalent également, en règle générale, sur ledit intérêt des internautes, cet équilibre peut toutefois dépendre, dans des cas particuliers, de la nature de l’information en question et de sa sensibilité pour la vie privée de la personne concernée ainsi que de l’intérêt du public à disposer de cette information, lequel peut varier, notamment, en fonction du rôle joué par cette personne dans la vie publique. (§81 de l'arrêt de la CEDH, Google c. Espagne)
Depuis mai 2014, Google affirme avoir reçu plus de 370 000 demandes, portant sur plus d'1,3 millions d'URL, et la firme a accepté de déréférencer plus de 42% de ces URL (de façon intéressante, et peut-être éclairante pour le sociologue, le résultat est très variable selon les pays: ainsi, par exemple, pour la France Google a accepté de déréférencer 48% des URL, mais pour l'Italie seulement 30%).
Plusieurs critères sont utilisés, dont le caractère public, ou non, de la personne concernée (une people n'est pas considérée l'égal de M. Toulemonde); l'ancienneté de l'information référencée; sa pertinence à l'égard du débat public, etc. La fiabilité ou le caractère mensonger de l'information ne dépend pas, a priori, et en tout cas aux Pays-Bas, du "droit au déréférencement", puisqu'il faut en ce cas s'adresser directement au site hébergeant la page litigieuse (pour diffamation, injure, etc.).
La solution est binaire: soit le déréférencement est accordé, soit il ne l'est pas. Cette « solution juridique » découle de l'appréhension de la question en termes d'équilibre entre vie privée et liberté d'expression. En fonction des poids respectifs sur cette balance, on accorde, ou non, le déréférencement.
L'insuffisance de la problématisation juridique en termes de « vie privée contre liberté d'expression »: le cas de la jurisprudence néerlandaise
La Cour de district d'Amsterdam a refusé, le 24 décembre 2015, à un journaliste sa demande de déréférencement vers un article du journal NRC (qu'on présume être le grand quotidien NRC Handelsblad) datant de 1995 et faisant état d'un plagiat de quatre phrases alors effectué par ce journaliste. Celui-ci déclarait être gêné dans ses recherches d'emploi en raison de cette ancienne histoire, à laquelle le référencement de Google en première page donnait un écho disproportionné.
La Cour a rejeté ses arguments, en alléguant d'une part que la profession de journalisme constituait un pas vers le fait d'être une personne publique, bénéficiant donc d'une moindre protection en matière de vie privée, et d'autre part que le plagiat étant une faute grave en journalisme, ce méfait était suffisamment important pour bénéficier de la protection offerte par la liberté d'expression et d'informer.
Elle ajoute - selon ce que l'on comprend de la traduction... Google, de l'arrêt en question - que le "rôle de catalogue que tient Google serait sévèrement compromis si on imposait des restrictions sévères à son fonctionnement", ce qui conduirait à la "perte de sa crédibilité" (Google détient plus de 85% des parts de marché aux Pays-Bas*).
De la pseudo-neutralité de l'algorithme Google
Enfin, elle ajoute, de façon critiquable, qu'il est "également important que les moteurs de recherche fonctionnent sans intervention humaine", c'est-à-dire en ne dépendant que des termes recherchés par l'internaute. La Cour semble donc ignorer qu'un algorithme, par définition, est le produit d'une intervention humaine, et qu'il ne bénéficie donc pas, à ce titre, de plus d'objectivité que tout autre mode de classement (notamment humain, c'est-à-dire individuel), puisque les critères de ce classement ont été déterminés par des ingénieurs.
S'agissant de Google, les règles de l'algorithme sont couvertes par le secret commercial, ce qui n'est pas sans poser quelques questions majeures quant au pouvoir exorbitant, et opaque, que détient la firme de Mountain View dans la hiérarchisation de l'information - ou, plus généralement, du contenu d'Internet.
En France, le projet de loi pour une République numérique, porté par la secrétaire d'Etat Axelle Lemaire, prévoit ainsi, dans son article 2, une disposition spécifique permettant, "lorsqu'une décision individuelle est prise sur le fondement d'un traitement algorithmique", d'exiger à l'administration qu'elle communique "les règles définissant ce traitement, ainsi que les principales caractéristiques de sa mise en œuvre".
Vu la position quasi-monopolistique de Google, qui détient plus de 90% des parts de marché en France, lui octroyant un pouvoir sans précédent sur ce bien public qu'est Internet, et notamment un pouvoir de framing ou de définition de la personnalité des individus cités nommément, en mettant en avant certains articles ou faits plutôt que d'autres, on peut s'interroger sur la légitimité qu'à Google à se draper derrière le secret commercial pour refuser de répondre aux critères de classement utilisés et, plus généralement, pour refuser de modifier ce classement dans certains cas litigieux.
Contrairement à ce qu'affirme Google, et que les tribunaux néerlandais prennent pour argent comptant, le classement ne dépend en effet pas uniquement de l'audience des journaux. Ou alors, il faudrait croire que le site d'extrême-droite fdesouche a une audience plus grande que l'ensemble de la presse française, puisque lorsque l'on tapait "viol" et "facebook" le 6 janvier 2015, il arrivait en premier (aujourd'hui, il arrive en 10e position, c'est-à-dire tout en bas de la première page de recherche).
Il est frappant de voir que les tribunaux passent sous silence ce point, alors que c'est précisément ce que la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) avait souligné, à l'occasion de l'arrêt Google c. Espagne de 2014 à l'origine de cette jurisprudence du "droit à l'oubli":
37 De plus, l’organisation et l’agrégation des informations publiées sur Internet effectuées par les moteurs de recherche dans le but de faciliter à leurs utilisateurs l’accès à celles-ci peut conduire, lorsque la recherche de ces derniers est effectuée à partir du nom d’une personne physique, à ce que ceux-ci obtiennent par la liste de résultats un aperçu structuré des informations relatives à cette personne trouvables sur Internet leur permettant d’établir un profil plus ou moins détaillé de la personne concernée.38 Dans la mesure où l’activité d’un moteur de recherche est donc susceptible d’affecter significativement et de manière additionnelle par rapport à celle des éditeurs de sites web les droits fondamentaux de la vie privée et de la protection des données à caractère personnel, l’exploitant de ce moteur en tant que personne déterminant les finalités et les moyens de cette activité doit assurer, dans le cadre de ses responsabilités, de ses compétences et de ses possibilités, que celle-ci satisfait aux exigences de la directive 95/46 pour que les garanties prévues par celle-ci puissent développer leur plein effet et qu’une protection efficace et complète des personnes concernées, notamment de leur droit au respect de leur vie privée, puisse effectivement être réalisée.
En France, des tribunaux ont d'ailleurs mis en pièce la théorie de la "neutralité technologique" de Google lors de l'affaire sur les mots-clés "juifs" (cf. Google et le mot-clé "juif": devant les juges, 10 mai 2012).
L'aporie juridique
En opposant la vie privée à la liberté d'expression et d'informer, les tribunaux ont réduit le problème du classement de Google à une question binaire, qui n'a qu'une issue possible: supprimer, ou non, le référencement de la page. Cette même logique est utilisée lorsqu'un particulier se retourne, non pas contre Google, mais contre un site web.
Or, l'arrêt Google c. Espagne visait précisément à contourner cette logique binaire, en permettant le déréférencement lorsque la publication elle-même était jugée légale (le cas examiné était particulièrement propice à cette dissociation, puisqu'il s'agissait d'une publication faite par ordre de l'administration). C'est-à-dire en affirmant qu'il ne s'agissait pas simplement d'une opposition binaire censure/liberté d'expression, mais plus généralement du pouvoir important de définition d'un profil humain dont dispose Google.
Ainsi, récemment, le TGI de Paris a déclaré non recevable la requête d'un individu effectuée au site 20 Minutes afin de supprimer un article publié il y a plus d'une dizaine d'années et intitulé « Poursuivi pour tentative de meurtre il avait participé au Bigdil » (cf. décision sur Legalis). Il s'agit-là d'un cas analogue à celui du journaliste néerlandais, à ceci près que les faits en cause sont plus graves (violences volontaires ayant entraîné une incapacité permanente, contre un plagiat), et que la requête, au lieu d'être faite à Google, l'est faite au site lui-même. Mais, dès lors, le tribunal ne peut que répondre par "oui" ou "non", c'est-à-dire imposer, ou non, la suppression de l'article de presse, donc le censurer au nom de la protection de la vie privée.
On peut s'interroger sur ce phénomène qui mène à ce que des faits répréhensibles commis plus de dix ans auparavant soient non seulement toujours en ligne, causant des problèmes sociaux et économiques (rapports avec les collègues, recherche d'emploi, etc.) évidents, et qu'un tribunal considère que ces faits sont d' "intérêt public", sans sembler prendre en compte la temporalité.
D'autant plus qu'à reprendre l'arrêt Google, si "cet équilibre peut
toutefois dépendre, dans des cas particuliers, de la nature de
l’information en question et de sa sensibilité pour la vie privée de la
personne concernée ainsi que de l’intérêt du public à disposer de cette
information", une telle formulation peut conduire, dans certains cas - dont ceux ici cités - à un paradoxe insoluble: plus un fait est grave, plus le juge considère que le public a un intérêt légitime à le connaître, mais plus cette information est "sensible" pour la "vie privée" de la personne, c'est-à-dire dommageable. Un dommage qu'en d'autres contextes, les tribunaux n'ont aucun problème à évaluer, puisqu'ils pourraient compter, par exemple, la perte en revenu net dont sont victimes ces personnes soumises à la vindicte publique et gênées de façon grave dans la recherche d'emploi.
En d'autres termes: si on peut admettre que ces faits présentaient un intérêt public à l'époque, ce qui concorde avec une jurisprudence constante en termes de liberté de la presse, peut-on réellement affirmer qu'ils présentent encore aujourd'hui un tel intérêt, surtout si on le met dans la balance avec l'intérêt du sujet concerné à pouvoir continuer sa vie sans traîner éternellement cette casserole - si grave fût-ce-t-elle?
Il semble clair que les tribunaux, que ce soit en France ou aux Pays-Bas, ont une notion beaucoup plus large que la CEDH de ce que constitue "l'intérêt du public". Car si la CEDH limitait le droit à l'oubli - qui, d'ailleurs, s'applique même si l'information référencée n'est pas préjudiciable - aux personnes dont le "rôle joué (...) dans la vie publique" n'est pas important, caveat qui d'évidence visait les politiques et les stars, les juridictions nationales semblent en pratique considérer que toute personne évoquée ne serait-ce qu'une fois dans les médias ou y travaillant sont, de facto, des personnalités publiques privées de droit à l'oubli.
D'autre part, et c'est là une question qui ne concerne pas la "liberté de la presse" mais le classement Google, au nom de quoi cette firme décide-t-elle de mettre en première page de tels articles, qui, disons-le franchement, n'ont comme seul intérêt véritable, dix ans après les faits, que de bousiller la vie d'un individu ? N'est-ce pas contredire frontalement le principe de réhabilitation auquel obéit, en principe du moins, toute la logique pénale ?
*Kulk, Stefan and Zuiderveen Borgesius, Frederik J., Freedom of Expression and ‘Right to Be Forgotten’ Cases in the Netherlands after Google Spain (August 27, 2015), in European Data Protection Law Review 2015-2, p. 113-125. Available at SSRN: http://ssrn.com/abstract=2652171
*Google et le mot-clé "juif": devant les juges , Vos Papiers, 10 mai 2012
*Google et le droit à l'oubli en Espagne, Vos Papiers, 8 février 2011
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