lundi 29 mars 2010

L'identification biométrique en Inde

L'Inde est en cours d'instauration du projet national d'identification biométrique le plus ambitieux de la planète, non seulement en raison de l'échelle de celui-ci, qui ne vise pas seulement les citoyens indiens mais tout résident, mais aussi en raison de l'archaïsme du système d'état civil indien et de la fragmentation des dispositifs d'identification administrative découlant du système fédéral.  

Nous décrivons ici ce projet, en ajoutant quelques réflexions sur la hiérarchisation de la citoyenneté induite par ce système d'identification, qui permet de différencier les droits et services dont chacun peut bénéficier; le cas des mendiants, dont l'existence même est interdite, et qui sont enregistrés dans un fichier biométrique spécifique, souligne l'hétérogénéité des usages et des finalités de la biométrie en Inde.

D'ici 2014, 600 millions de résidents, sur une population totale d'1,2 milliards, devraient être dotés d'un numéro d'identification national (UIN, Unique Identification Number), dans le cadre du UID (Unique Identification Project), couplé aux caractéristiques biométriques de l'iris et de l'empreinte digitale. Ce projet va de pair avec l'instauration d'un Registre national de la population qui sera instauré au cours du recensement de 2011.

Il se distingue des projets classiques d'identification administrative, en étant déconnecté de la nationalité, mais aussi, de façon relative et partielle, de tout document d'identité. Le numéro UIN est exclusivement destiné à l'administration et aux services commerciaux. En s'appliquant aussi bien aux résidents étrangers qu'aux nationaux, un tel dispositif, similaire à cet égard aux projets européens concernant les immigrés (EURODAC, VIS ou système d'information sur les visas, SIS ou Système d'Information Schengen) ou américains (US-VISIT, etc.), tranche nettement avec les projets mis en place au XIXe siècle lors de la construction de l'Etat-nation (l'Inde étant par ailleurs un Etat différant largement de l'Etat-nation européen 1).

En revanche, une carte nationale d'identité biométrique, dite Unique Identification Card (UID), sera parallèlement délivrée aux citoyens indiens. Elle contiendra le nom, l'adresse, le sexe, les empreintes digitales et le statut marital de son porteur. Le secrétaire de l'Unique Identification Authority of India (UIAI), en charge des deux projets, n'est autre que Nandan Nilekani, le co-fondateur de la firme spécialisée dans la biométrie Infosys, qui a rang de ministre d'Etat.

La base de données UIN contiendra le nom, le lieu et date de naissance, le genre (ou sexe), le nom et les numéros UIN des deux parents, l'adresse, la photographie et les empreintes digitales numérisées et, le cas échéant, la date de décès. Les numéros sont ainsi faits qu'ils ne devraient pas être dupliqués en un ou deux siècles! En effet, le numéro UIN sera seulement désactivé, et non pas effacé, après la mort du sujet qu'il désigne: c'est un projet d'identification qui concerne aussi bien les vivants que les morts.

Selon le Washington Post, le projet d'"identification unique"  vise trois objectifs principaux:

- permettre à chacun d'ouvrir un compte bancaire et d'accéder aux aides sociales, en leur permettant de prouver leur identité;

- réduire la fraude et l'évasion fiscale: les bases de données actuelles, éparpillées entre plusieurs services, sont pleines de faux noms et adresses, permettant à des fonctionnaires peu scrupuleux de détourner les aides sociales, et seul 5% des Indiens paieraient l'impôt sur le revenu. Le gouvernement estime pouvoir recueillir 4 milliards de dollars par an en empêchant ainsi les détournements de fonds publics.

- la sécurité nationale. Depuis les attentats de Mumbai de 2008, toutes les personnes vivant sur la côte sont soumis au recueil de leurs empreintes digitales, les présumés terroristes étant arrivés en Inde par bateau. La méga-base de données sera utilisée pour surveiller les achats de téléphone portable, les transactions financières et les agissements de personnes soupçonnées de terrorisme.

Le projet devrait être achevé en 8 ans. Dès 2014, 600 millions de personnes devraient être dotés du numéro UID, formé de façon aléatoire afin de ne pas révéler d'information personnelle (contrairement au NIR, ou numéro de Sécurité sociale français, dont la composition numérique est signifiante). Le numéro UID sera utilisé dans à peu près tous les contextes: administration publique, permis de conduire, hôpitaux, assurances, services financiers, télécom, etc. 

Certains applaudissent à ce qu'ils considèrent comme un moyen efficace à la fois de réduire les fraudes et de mettre en place une gestion plus efficace des services d'aide sociale (via, notamment, la "nationalisation" du système d'identification, désormais unifié sur tout le territoire indien, qui permettrait aux migrants intérieurs de faire valoir leurs droits à certains types d'aide). Le secrétaire d'Etat Nilekani, en charge du projet, y voit un progrès décisif dans la mise en place d'une administration électronique (e-government) en Inde.

En revanche, l'avocate et chercheuse Usha Ramanathan souligne que les données personnelles seront partagées entre banques, firmes et services de renseignement, et que le numéro UID permettra le décloisonnement des informations données à chaque agence en permettant l'interconnexion. En d'autres termes, une compagnie de téléphone pourrait, selon elle, avoir accès aux informations concernant votre assureur, ou l'agence nationale des passeports pourrait savoir de combien de comptes bancaires vous disposez: le numéro UID "agira comme pont entre ces [différents] silos d'information, et retirera le contrôle de l'individu sur quelle information il veut partager et avec qui". Il permettra ainsi une traçabilité complète des personnes, en permettant de combiner des informations aussi diverses que les achats de riz dans des magasins étatiques, les retraits d'espèces ou les voyages accomplis, toutes sortes d'activité qui pourraient requérir, à l'avenir, l'usage du numéro UID.

D'autres soulignent la difficulté de mettre en place ce dispositif: outre un état civil fortement différencié (les Indiens ont des noms qui peuvent inclure entre un et cinq noms, selon les régions, castes et ethnies), de nombreux travailleurs manuels (paysans, etc.) n'ont plus d'empreintes digitales, tandis que beaucoup n'ont pas d'adresse définie (soit qu'ils soient migrants, soit que l'administration ne leur en ait pas donné).

Enfin, peu de zélateurs du nouveau projet soulignent que les mendiants sont aussi soumis à un projet d'identification biométrique spécifique, visant à identifier les "récidivistes" du délit de mendicité (Bombay Prevention of Begging Act de 1959), délit qui a la particularité de viser non pas tellement des actes singuliers que le fait même d'être réduit à l'extrême pauvreté. Chaque personne prise dans une rafle anti-mendiants organisée par la police se voit ainsi recueillir ses empreintes digitales, l'image de sa cornée et sa photographie, toute "récidive" pouvant être punie de plusieurs années d'emprisonnement. A New Delhi, ces rafles s'accélèrent au fur et à mesure que se rapproche l'échéance des Jeux du Commonwealth, prévus pour octobre 2010.

Tout comme en Europe, si la technologie d'identification biométrique tend à cibler d'abord les "déviants" et autres "indésirables" (des "nomades" visés par la loi de 1912 instaurant le carnet anthropométrique aux demandeurs d'asile et aux migrants en général aujourd'hui), elle s'étend ensuite à l'ensemble de la population. Toutefois, elle joue un rôle fortement différencié, conduisant à une "hiérarchisation de la citoyenneté constitutionnelle" (Ramanthan, 2008), où certains bénéficient de certains droits et services, tandis que les autres sont au contraire mis au ban de la loi, voire réduits à une "vie nue" (Agamben), en étant privé du droit même à réclamer des droits.

1. Gayatri Chakravorty Spivak aborde cette question de l'Inde comme Etat abritant de multiples "nationalités", notamment à travers la question de l'hymne national indien, écrit en bengali mais qui doit être chanté en hindi, reconnu comme langue nationale de l'Inde. Cf. Judith Butler et Gayatri Chakravorty Spivak, L'Etat global, Paris, Payot, 2007, p.69-72 (traduction de Who Sings the Nation-State? Language, Politics, Belonging, 2007, Seagull Books).

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Ravleen Kaur, Biometric data to keep tap on beggar, Down to Earth, 31 mars 2008. 


Usha Ramanathan (juriste), The Personal is the Personal, Indian Express, 6 janvier 2010 (critique du projet UID biométrique). 

Usha Ramanathan (2008), Ostensible Poverty, Beggary and the Law, Economic & Political Weekly, 1er novembre 2008, 12 p.

India Lawyers (blog), articles sur le projet UID

Wikipedia, Unique Identification Authority of India et Multipurpose National Identity Card; l'auteur du schéma de l'usage fait du numéro national d'identification est le Wikipédien Cheeni (whom we thank here for his work).

Sur ce site:  
- projet national de carte à puce biométrique en Inde pour le programme social contre le chômage (NREGA), afin de vérifier que les bénéficiaires sont bien sur leurs lieux de travail;
- recherche sur Vos papiers! par label Inde

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