mardi 4 mai 2010

Du voile à l'obligation d'identification : libertés publiques ou religion?

Le voile intégral, masque qui rend impossible l’identification des personnes, pose un problème de sécurité publique. Le fait que des personnes soient autorisées à le porter dans la rue constitue aussi une rupture du principe d'égalité : ainsi, certains peuvent être identifiés sur des images prises par des caméras de vidéo-surveillance, d'autres non.
 Audition de l'Union des familles laïques devant la Commission d'information sur le port du voile intégral sur le territoire national

De même, la sécurité publique ne pourrait pas fonder une interdiction générale du seul voile intégral, aucun trouble spécifique ne lui étant associé en tant que tel.

Conseil d'Etat, 30 mars 2010

Le voile a déjà fait couler tellement d'encre qu'il est difficile d'ajouter quelque chose... Les jeux sont faits, chacun est déjà profondément convaincu d'avoir nécessairement raison, et on sait d'ores et déjà que « le législateur » - la majorité UMP - va édicter une interdiction du voile intégral. Etant donné que celle-ci va prendre lieu dans le cadre d'une exigence d'identification, il est cependant inévitable que ce sujet soit aussi abordé ici.

L'Assemblée nationale délibérera en juillet sur le projet de loi déposé par le gouvernement interdisant de façon générale le fait de masquer son visage en public, ce qui accomplirait le processus entamé par le président Sarkozy lors de son adresse au Congrès réuni à Versailles, le 22 juin 2009, au cours duquel celui-ci a déclaré: « la burqa n'est pas la bienvenue sur le territoire de la République ».

Dès le 15 mai, le Conseil des ministres va examiner le projet de loi, qui disposerait que « nul ne peut, dans l'espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage » sous peine d'encourir une « contravention de 2e classe de 150 euros maximum ».

La seule incertitude concerne la réponse du Conseil constitutionnel et, le cas échéant, de la Cour européenne des droits de l'homme, concernant la validité d'une interdiction générale du voile intégral; déjà, Silvana Koch-Mehrin, vice-présidente du Parlement européen, et leader du FDP (libéral) allemand, a réclamé son interdiction générale au niveau communautaire.

Rappelant quelques points majeurs, nous abordons d'abord le processus politique par lequel le  « voile intégral » a été constitué en tant que « problème politique »; nous soulignons ensuite les rares éléments sociologiques disponibles concernant ce phénomène jugé « problématique »; enfin, nous décrivons comment la piste de l'interdiction générale au nom de la laïcité a été abandonnée, au profit d'une interdiction au nom d'une exigence d'identification qui serait liée à la notion d'ordre public. Par ce détournement de la logique juridique, le projet de loi concerne directement tous les habitants de France, désormais soumis à un devoir généralisé d'identification. Ce qui était à l'origine une question religieuse est devenu une question de libertés publiques.   

Le contrôle de l'attention présente

Avant d'entrer dans le vif du sujet, prenons en compte cette remarque de Serge Halimi:
Les Français sont vraisemblablement plus nombreux à connaître le nombre de minarets en Suisse (quatre) et de « burqas » en France (trois cent soixante-sept) qu’à savoir que le Trésor public a perdu 20 milliards d’euros à la suite d’une décision « technique » de l’exécutif.
S. Halimi, « Burqa-bla-bla », Le Monde diplomatique, avril 2010 (chaque citation est référencée à la fin dans la section "Plus d'infos")
On peut en effet s'interroger sur la soudaineté avec laquelle ce sujet s'est invité à l'ordre du jour, à l'initiative du Président, empêtré dans une crise financière mondiale, et d'un député communiste, André Gerin, tant au Parlement, que dans les salles de rédaction ou les bistrots. Des parlementaires avaient pourtant déposé, auparavant, des propositions de loi concernant le voile intégral, sans succès.

On doit sans doute lire cette remarque d'Halimi, qui s'est fait une spécialité de l'analyse des médias, avec celle-ci, du philosophe Jacques Bouveresse. Après avoir évoqué le révisionnisme critiqué par Kraus au sujet de la perception de la Première guerre mondiale, transformée en « guerre héroïque », Bouveresse indique en effet ceci:
Une des choses sur lesquelles Orwell et avant lui Kraus insistent tous les deux est que, pour être efficace, un Ministère de la Vérité ne doit pas seulement être en mesure de dicter aux citoyens ce qu’ils doivent penser sur tel ou tel sujet, mais également à quoi ils doivent et ne doivent pas penser à tel ou tel moment, une chose qui est à bien des égards encore plus importante que la première et pour laquelle le concours des moyens de communication modernes et le pouvoir de décision dont ils disposent sur ce qui est actuel et mérite de retenir l’attention et ce qui n’est pas dans ce cas sont évidemment essentiels. Cela implique, comme on l’a vu, la capacité de contrôler le passé. Mais il est possible et nécessaire d’aller beaucoup plus loin que cela et de contrôler aussi le présent le plus immédiat en le rendant tout simplement irréel et imperceptible.
J. Bouveresse, « Les intellectuels, l’objectivité, la propagande et le contrôle de l’esprit public (Karl Kraus, George Orwell) », avril 2010  

Contrôler la perception du présent se révèle ainsi peut-être « plus important » que contrôler le passé, c'est-à-dire effacer ou rendre présent le passé. A cet effet, indique encore J. Bouveresse, qui commente pour l'occasion Chomsky, le gouvernement n'a nullement besoin d'adopter une censure explicite à l'égard des médias; pour diverses raisons, ceux-ci tendent à adopter d'eux-mêmes le comportement souhaité. Et il est clair que, dans l'avalanche d'articles et de commentaires qu'a suscité cette « affaire du voile », ce « problème du voile » - tout « problème » devant d'abord être, précisément, construit en tant que « faisant problème » -, avalanche à laquelle, par ailleurs, nous participons, la responsabilité des faiseurs d'opinion est immense.

LES ARTICLES ÉVOQUANT LE PORT DE LA BURQA DANS LE MONDE,
DE 1993 À MARS 2009

Graphique tiré du Rapport de la "Mission d'information sur le port du voile intégral sur le territoire national", avec cette précision amusante et qui respire l'innocence et le souci si louable d'objectivité scientifique (sic): "Afin d’éviter l’écho médiatique qu’a provoqué la création de la mission d’information parlementaire, les données prises en compte pour 2009 s’arrêtent en mars." La Mission d'information voudrait-elle éviter d'attirer le soupçon selon lequel elle aurait essentiellement fonctionné comme caisse de résonance médiatique qu'elle n'aurait pas été plus maladroite.

Non seulement ils ont contribué à construire cet objet, « le voile intégral », en « problème national », générateur d'angoisses et levant la question de l'opportunité de légiférer à ce sujet - alors que, antérieurement au discours de Sarkozy, chacune des propositions de loi avait été enterrée -, mais ils ont contribué, pour des raisons qui tiennent sans doute à l'économie structurelle des médias (immédiateté, manque de temps et d'argent, etc.), à une confusion, une perception trompeuse de cet objet. Bref, l'injonction présidentielle, suivie de la création d'une "Mission d'information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national", présidée par le député communiste André Gerin, qui l'avait réclamé quelques jours avant le discours présidentiel (Libération, 19/06/09), a eu pour effet immédiat et collatéral une dépense conséquente d'encre et de paroles, obligeant tout un chacun à se positionner sur ce qui était devenu, en l'espace de quelques semaines, un, sinon le, sujet de société du jour.

Cette mission avait donc pour objectif d'informer, d'effectuer un état des lieux, et non pas de préconiser une réglementation future. Il est sain, en effet, avant de légiférer, de délibérer, et, pour cela, d'avoir les éléments de réflexion en main, afin d'éviter de se positionner sur le seul terrain de l'émotion. Néanmoins, les remarques de S. Halimi et de J. Bouveresse nous avertissent qu'un tel processus rationnel de délibération, préalable de toute décision éclairée, requiert qu'on s'interroge d'abord sur la pertinence actuelle de ce débat et donc de cette délibération même. Ce qui était d'ailleurs mis en doute, le 19 juin 2009, par le ministre de l'Immigration Eric Besson, s'opposant à l'initiative du député-maire communiste.
 
Le processus rationnel de délibération semble ainsi avoir été rendu impossible d'avance, en ce qu'aucune réflexion sur la pertinence d'une "mission d'information sur le port du voile intégral sur le territoire national" n'a précédé la constitution de celle-ci et le débat conséquent, mise à part celle d'un homme, le Président de la République, qui a repris en vol l'idée lancée par le député A. Gerin. Bref, le processus de délibération a ici été mis en branle, brinqueballant, sur ordre du chef de l'exécutif, s'adressant - fait inédit - au Congrès, soit les deux Chambres, réunies à Versailles. La volonté d'un homme a suffi à déterminer ce sur quoi l'entendement de nos concitoyens et de nos représentants élus devait porter; si une partie de la majorité a pu hésiter sur la sagesse de ce débat, le rappel à la fidélité au chef du parti a suffi à dissiper ces doutes.

La construction du "problème du voile intégral"

On ne peut dire que « les médias » se soient interrogés sur cette réponse directe faite au stimuli provoqué par cette phrase, lâchée au cours d'un discours officiel à Versailles, et pleine d'implicites, selon laquelle « la burqa n'est pas la bienvenue sur le territoire de la République ». Quatre termes, chargés, qui renvoient les uns aux autres :
  • la burqa, qui renvoie aux talibans, qui représentaient, soulignait Baudrillard, la barbarie incarnée, l'antithèse exacte de l'Occident et de son universalité; l'« Occident » lui-même étant une idée, construite par contraste avec « l'Orient despotique », dont le sens varie selon la longitude et les latitudes (l'Amérique latine a pu être qualifiée d'Extrême-Occident par Alain Rouquié, et les dictatures latino-américaines se sont voulues à l'avant-poste de la défense de l'« Occident catholique », tandis qu'aux Etats-Unis, rappelle Ian Hacking, l'Occident désigne tout simplement le pays de l'Oncle Sam, l'Europe n'étant sans doute qu'un épiphénomène de l'histoire...). La Mission d'information a souligné que la burqa était de l'ordre d'une coutume pachtoune anté-islamique.
  • le fait de n'être « pas la bienvenue », donc la limitation de l'hospitalité. L'Occident peut bien, en effet, accueillir toutes les cultures du monde, son universalité ne connaissant a priori d'autres limites que celles de la rationalité - la preuve par le Japon, l'Inde et les Tigres asiatiques, pour ne pas parler des pays pétroliers ou du nationalisme laïc iranien du début du XXe siècle, ni d'Atatürk et de la laïcité turque -, il n'en demeure pas moins que son hospitalité demeure conditionnelle. En France, où l'immigration a connu sa première vague de réglementation en 1974, l'hospitalité de la patrie des droits de l'homme, laquelle voudrait bien être à elle toute seule l'Occident, l'une de ces conditions tient au respect de la laïcité. La question de l'identité nationale, également imposée à l'ordre du jour, est d'évidence liée à cette phrase-motrice du chef de l'Etat, et on ne saurait trop s'étonner du récent amalgame fait entre port du voile à l'intérieur d'un véhicule, polygamie prétendue et déchéance de la nationalité française. On verra cependant que bien que l'hospitalité de la République française s'arrête à la burqa, selon ces mots, la Mission d'information a changé d'orientation en cours de route, les juristes ayant souligné que la laïcité pouvait difficilement être évoquée pour justifier l'interdiction générale du port du voile intégral, tandis que les leviers actionnables d'une nouvelle restriction du droit de la nationalité ne répondaient pas au « problème ».
  • enfin, le territoire de la République, qui vient, soit dit en passant, d'être étendu aux Comores, où les règles du droit musulman étaient jusqu'à l'intégration des Comores à la République encore en vigueur, par décision présidentielle. L'hospitalité en question est bien d'ordre national, voire "national-républicain" pour reprendre l'expression du philosophe Etienne Balibar. En insistant cependant sur la République, plutôt que la France, le président marque ici qu'il s'agirait d'une question constitutionnelle, mettant en jeu la légitimité même de la République.
« La burqa n'est pas la bienvenue sur le territoire de la République », cela veut donc dire, aux yeux du président qui s'était fait élire "au kärcher", et de la "Mission d'information sur le port du voile intégral sur le territoire national" par suite constituée (grâce au vote d'une soixantaine de députés, majoritairement de droite), que le "voile intégral", symbole fantasmatique de la barbarie talibane qui permet d'effacer la distinction entre le niqab et la burqa - l'un de ces accoutrements étant préconisé par les commentateurs salafistes de l'islam en tant que prétendue obligation juridico-religieuse de l'islam (les salafistes étant seuls à prétendre ceci), tandis que l'autre relève davantage d'une coutume pachtoune, n'ayant guère de contenu juridique aux yeux du droit musulman -, ce voile intégral menacerait donc les valeurs mêmes de notre République. Il exigerait donc de limiter l'hospitalité de la patrie des droits de l'homme au nom de la préservation d'idéaux républicains tels que, par exemple, la laïcité ou la liberté d'expression.

Dans cette mesure, il est indéniable que l'ordre de débattre sur le "voile intégral" doucement suggéré à l'occasion d'une adresse présidentielle à Versailles prend place dans le cadre d'autres initiatives, en particulier la politique d'immigration suivie par Sarkozy, Hortefeux puis Besson et le "débat sur l'identité nationale", organisé à peu près au même moment que le "débat public" sur les nanotechnologies. Pour le dire brutalement, il s'agirait donc de défendre la laïcité française des hordes de barbares n'ayant aucun respect pour notre si douce hospitalité, pourtant si accueillante à l'égard de quiconque adopterait la réflexion rationnelle qui forme, comme chacun sait, l'essence cartésienne de la France. 

Qui porte le niqâb en France, ou la sociologie du Ministère de l'Intérieur

Une Mission d'information ayant donc été constituée, on pourrait, peut-on présumer, penser avoir les éléments en main, nécessaires afin de se décider en "son âme et conscience", comme devront le faire nos représentants élus. Et pourtant...

Combien de femmes porteraient en France le voile intégral? 367 selon un calcul de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), qui s'intéresse à ce sujet parce que le voile intégral serait signe de l'islamisation radicale de certains individus, et donc symptôme d'un risque terroriste; la DCRI n'a pas, en effet, vocation à s'intéresser au respect de la laïcité. 367 sur environ, nous dit-on, 6 millions de personnes partageant, peu ou prou - on ne sait guère comment ce chiffre est construit - la religion musulmane. Mais à l'automne 2009, le Ministère de l'Intérieur sort, d'on ne sait trop où, le chiffre de 1 900 porteuses de voile intégral, tandis qu'Eric Raoult, député UMP et rapporteur de la Mission d'information, tire lui de son chapeau le chiffre de 2 000 femmes intégralement voilées.  Sur cette base, la Mission d'information retient le chiffre de 1 900 femmes portant le niqâb, en précisant que "le ministère de l'Intérieur ne dispose, en revanche, d'aucun signalement concernant la présence de femmes portant la burqa à proprement parler."  

La Mission précise enfin que selon cette estimation bien peu scientifique, la moitié de ces femmes vivrait en Ile-de-France, le reste principalement en Rhône-Alpes (160 cas recensés) et en PACA (une "centaine" de cas recensés, l'absence de précision conduisant à s'interroger sur la conception qu'a le Ministère de l'Intérieur de la différence entre un "recensement" et une "estimation"). 

Le moins qu'on puisse dire est qu'une délibération en bonne et due forme exigerait de connaître comment ces chiffres ont été construits, ce que s'abstient de faire la Mission d'information. A chacun, ensuite, d'estimer si quelques centaines, un ou deux milliers de femmes intégralement voilées, justifie d'édicter une interdiction générale.

En tout cas, il nous faut rectifier l'affirmation péremptoire du président de la République, et, en gardant l'essentiel de ses propos, déclarer "le niqab n'est pas le bienvenu sur le territoire de la République". Exit l'Afghanistan des talibans, le Moyen-âge, et le summum de la barbarie antithèse de l'universalité occidentale; on a désormais affaire à un autre habit, certes assimilé par la plupart de nos concitoyens ainsi, d'ailleurs, que des musulmans à l'étranger, à une coutume d'un autre âge.

Qui sont ces femmes? Pas plus que leur nombre, personne ne le sait vraiment. En se fondant sur cette même estimation douteuse du Ministère de l'Intérieur, à qui on charge aujourd'hui de faire des enquêtes sociologiques - sans doute le Ministère de la Recherche manque-t-il de fonds et de "volontarisme politique" - 1/4 d'entre elles seraient des converties.

Le profil des femmes portant le voile intégral

La population des 1 900 femmes voilées intégralement présente, d’après ces données, les caractéristiques suivantes : 
• Des femmes relativement jeunes : la moitié d’entre elles est âgée de moins de 30 ans et l’immense majorité, soit environ 90 %, a moins de 40 ans ; les jeunes filles mineures représenteraient 1 % de cette population ;
• Des femmes pour la plupart de nationalité française : plus précisément, 2/3 des femmes seraient françaises et, parmi elles, la moitié de ces femmes appartiendrait aux deuxième et troisième générations issues de l’immigration ;
• Les femmes voilées seraient, pour un quart d’entre elles, des converties à l’islam, nées dans une famille de culture, de tradition ou de religion non musulmane. 

(d’après les chiffres communiqués au cours de son audition par M. Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur).

Selon Maryam Borghée, qui conduit actuellement une enquête sociologique à l'EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales), et qui s'est entretenue avec une cinquantaine de femmes portant le voile intégral, plus de 60% des femmes avec qui elle est entrée en contact sont des converties. Les non-converties sont presque toutes des jeunes femmes "ré-islamisées", phénomène également souligné par le sociologue Samir Amghar ("Le niqâb, pour s'affirmer?"), qui marquent ainsi la rupture avec leurs parents et avec l'ordre social dominant. Amghar souligne par ailleurs le caractère essentiellement apolitique  et non-violent de cette tendance salafiste: ces groupes ne participent pas aux manifestations (sur le voile, la Palestine, etc., à tel point qu'Israël favorise cette tendance dans les territoires occupés) et évitent même de se prononcer sur le port du voile.

Ces quelques éléments issus d'enquêtes sociologiques, et non simplement d'une estimation hasardeuse faite à la va-vite par le Ministère de l'Intérieur, suffisent à s'interroger sur la pertinence d'une décision immédiate à ce sujet, d'une clôture du processus de délibération enclenché bien malgré nous, visant à légiférer dans l'urgence, de façon bien imprudente à l'égard des conséquences d'une telle interdiction générale, tant sur le plan d'une réaction probable de certains milieux qui se perçoivent déjà comme discriminés par rapport à la "société française" et en rupture avec l'ordre social dominant que sur le plan de notre conception des libertés publiques. 

Mais alors que la Commission Bouchard-Taylor sur les "accommodements raisonnables", au Québec, a travaillé pendant plus de deux ans, avec un budget de plus de 3,5 millions d'euros, commanditant des études universitaires, notre Commission, bien pauvre en ces temps de vache maigre, s'est contenté de quelques auditions et de moins de six mois. Sans doute l'esprit cartésien dont les Français sont dotés plus que d'autres permet-il d'avoir plus rapidement des idées claires et distinctes. 

Quoi qu'il en soit, ces éléments suffisent à ôter tout sens, s'il en restait, à la déclaration de Versailles. Le port marginal du niqâb n'a en effet que peu à voir avec une population étrangère dont il s'agirait de refuser l'hospitalité de la France, mais bien plus avec de jeunes Françaises, dont un certain nombre de couleur blanche vivant tant dans les campagnes (M. Borghée) que dans les zones urbaines, pour une part importante converties à l'Islam et, le reste du temps, "ré-islamisées" dans le cadre d'une idéologie salafiste de retrait de la vie publique et politique. Leur "salafisme" est d'ailleurs à géométrie variable, toutes n'acceptant pas toutes les règles du hanbalisme salafiste, tandis que leur port du voile intégral est lui aussi variable, certaines l'enlevant par exemple pour aller travailler, faisant ainsi preuve d'un réalisme certain qui va cependant à l'encontre du salafisme, qui préfère, comme certains secteurs bien connus de la tradition politique française, les femmes au foyer (Borghée).


Le voile intégral, une question d'intégration, de laïcité ou d'ordre public? Pourquoi une loi générale plutôt que des interdictions sectorielles, permises en l'état du droit?

Ces éléments sociologiques font apparaître que le port du voile intégral, pratique marginale, pose davantage la question du rapport d'une fraction de la jeunesse française à l'ordre social de la cité, que celle-là soit "d'origine musulmane" et "immigrée" (à la deuxième, troisième ou xème génération), "blanche" et française "de souche" (de xème génération), des "quartiers populaires" ou des campagnes, éventuellement bourgeoises. Cette version ultra-minoritaire et non-violente d'un islamisme vécu comme retraite spirituelle à l'égard de la cité et comme façon de se distinguer des différents modèles sociaux en vigueur est appréhendée comme "pépinière du terrorisme islamiste" par la DCRI, qui réhabilite pour l'occasion la doctrine de la guerre contre-révolutionnaire, nécessitant de traquer au sein de la population les éléments "pourris" (Rigouste, 2009; Muchielli, 2010). En fait, il pose davantage la question du positionnement d'une société démocratique à l'égard d'une minorité déviante s'érigeant en contre-société, comme a pu le faire à un moment donné le Parti communiste français auquel appartient - coïncidence? - le président de la Mission d'information. La différence n'est pas seulement celle qui sépare le "communisme" du PCF de l'islamisme salafiste made in France, mais aussi celle qui distingue l'importance politique du PCF d'antan, en termes de voix, de militants, d'influence politique et d'enjeux géostratégiques, du caractère marginal et apolitisé de ces femmes portant le voile intégral - apolitisme qui les rapproche bien plus de l'essentiel de la jeunesse française, bien qu'il prenne une forme très différente en se marquant symboliquement comme marginalité assumée.       

Malgré le prisme de l'ordre public par lequel le port du voile intégral est évalué par la DCRI, c'est pourtant la laïcité qui avait été retenue, à l'origine, par André Gerin, président de la Mission d'information, comme cadre de discussion. Celle-ci a cependant été abandonnée à l'incitation des juristes.  La Commission a ainsi du se résoudre à distinguer un concept "philosophique" de la laïcité du concept juridique de la laïcité:

Le port du voile intégral dans l’espace public n’est pas, en soi, une atteinte au principe de laïcité juridiquement parlant. Car le respect de ce principe s’impose aux collectivités publiques et non aux individus qui sont libres de manifester leurs convictions religieuses ou spirituelles à partir du moment où ils respectent autrui ainsi que l’ordre public. Cette analyse a fait l’unanimité des professeurs de droit auditionnés par la mission.
 IIe partie du rapport, section 3, "Une atteinte à la laïcité au sens philosophique du terme plus qu’au sens juridique".
C'est dire que seul l'ordre public peut justifier une limitation de la liberté de s'habiller comme on le souhaite, ce qui, juridiquement, implique qu'une telle restriction soit motivée, dans des circonstances particulières (arrêt Benjamin, 1933), au nom de la sûreté, la salubrité ou la tranquillité publique. D'où la remarque du président de chambre la Cour de cassation, Bertrand Louvel, au sujet de l'annulation d'un arrêté municipal interdisant aux hommes de se promener en maillot-de-bain dans les rues de la ville, la Commission constatant:
La juridiction administrative a jugé, en l’espèce, qu’une telle mesure ne répondait à aucun impératif de sûreté, de sécurité ou de salubrité publique, et que la simple allégation d’immoralité d’une tenue vestimentaire, à la supposer établie, car il s’agit là d’une appréciation essentiellement subjective, ne pouvait fonder une telle interdiction.
 II. A, La liberté de se vêtir en question
Or, la Commission venait de remarquer que le voile intégral en public ne pouvait en aucun cas contrevenir à la loi de 1905 sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat, qui, comme son nom l'indique, concerne l'Etat, non les citoyens dont la liberté religieuse est préservée. Pour cela, elle avait du inventer la notion de "laïcité philosophique" et faire appel aux grands principes de la République française pour affirmer que le voile intégral était non seulement intolérable à ses yeux, mais objectivement intolérable. Mais une telle intolérance "objective" aurait ressemblé bien trop à une prescription moralisante et subjective aux yeux des tribunaux, par conséquent non apte à justifier une interdiction générale.

On en est ainsi arrivé à la situation actuelle, qui ferait les délices des aficionados du freudisme: on prétend interdire de façon générale le voile intégral au nom de l'ordre public, et plus particulièrement d'un devoir d'identification qui tend de plus en plus à s'imposer dans une société chaque jour davantage de surveillance, en déniant que cela ait un quelconque rapport avec la religion ou l'islam(o-phobie), tout en affichant publiquement, dans cette dénégation même, qu'il ne s'agit que d'une ruse juridique pour permettre à cette volonté politique de défendre la "République laïque" et la "nation" menacée.

On admet en effet que, s'il ne s'agissait que d'interdire le port du voile intégral dans certains lieux et circonstances (pêle-mêle, hôpitaux, banques - L131-15 Code monétaire et financier, Poste ou encore sorties d'écoles), l'état du droit actuel suffisait amplement à cet effet ; l'Egypte a d'ailleurs fait de même concernant l'interdiction du port du niqâb par les infirmières, considérant ailleurs que son interdiction contrevenait aux libertés publiques. C'est ce qu'a souligné le Conseil d'Etat dans son avis consultatif du 30 mars:

Alors qu’existent d’ores et déjà des dispositions contraignantes mais partielles, il est apparu au Conseil d’Etat qu’une interdiction générale et absolue du port du voile intégral en tant que tel ne pourrait trouver aucun fondement juridique incontestable. Il a donc également examiné la possibilité d’une interdiction de la dissimulation du visage, quelle que soit la tenue adoptée. Même dans cette perspective élargie, une interdiction dans l’ensemble de l’espace public se heurterait encore à des risques juridiques sérieux au regard des droits et libertés garantis constitutionnellement et conventionnellement.

Malgré ces possibilités d'interdiction sectorielles, pour des motifs de "sécurité juridique", la Commission fait valoir l'intérêt d'une loi permettant d'exiger le trait du niqâb lorsqu'on a affaire aux services publics, tout refus ne devant pas être, dit-elle, pénalement sanctionné, mais mener au refus de services. Elle va plus loin, en soulignant qu'on ne pouvait préconiser des contrôles d'identité systématiques à l'égard des femmes voilées (l'hypothèse a été envisagée!) et que seule une loi pourrait justifier une interdiction générale, tout règlement, en particulier les arrêtés municipaux, devant justifier de circonstances spécifiques (arrêt Benjamin).

QUELQUES EXEMPLES DE RÉPONSES APPORTÉES PAR LES SERVICES PUBLICS FACE AUX DEMANDES DE FEMMES INTÉGRALEMENT VOILÉES

Demandes d’identification ponctuelle
Lors de la remise d’un enfant à la sortie d’une école
Note du 24 novembre 2008 du ministère de l’Éducation nationale prescrivant de ne pas remettre d’enfant à une femme qui n’accepterait pas de s’identifier.
À l’entrée d’un consulat
Arrêt du 7 décembre 2005 du Conseil d’État validant le refus de délivrer un visa à une personne qui a refusé de retirer temporairement son voile islamique à l’entrée d’un consulat (286).
Lors du retrait d’un recommandé à La Poste
Article 3.2.5 des Conditions générales de vente prévoyant la possibilité de contrôler l’identité du destinataire.
Lors de l’accomplissement d’un vote
Circulaire du 20 décembre 2007 du ministère de l’Intérieur prescrivant de refuser le vote d’une personne voilée intégralement (287).
Lors d’une cérémonie de mariage
Réponse écrite à la question d’un parlementaire du 3 avril 2007 indiquant que l’officier d’état civil ne peut pas célébrer le mariage sans s’assurer du consentement des époux et donc sans voir leur visage (288).
Demandes de dévoilement dans l’enceinte d’un service
Lors de l’accompagnement d’un enfant dans un service hospitalier accueillant d’autres enfants
Délibération de la HALDE du 3 septembre 2007 estimant que cette demande de l’administration hospitalière n’est pas discriminatoire (289).
Lors d’une formation linguistique obligatoire délivrée dans le cadre d’un contrat d’accueil et d’intégration
Délibération de la HALDE du 15 septembre 2008 estimant que la demande de retrait du voile intégral au cours de cette formation n’est pas discriminatoire (290).

De semblables restrictions valent aussi pour les établissements commerciaux recevant du public, la Chambre de cassation ayant jugé, à propos du port d'un bermuda, que « la liberté de se vêtir à sa guise au temps et lieu du travail n’entre pas dans la catégorie des libertés fondamentales. »

La prétendue nécessité de légiférer vient donc de la volonté de défendre non pas une conception juridique de la laïcité, mais une conception philosophique - celle du président de la Mission d'information, la laïcité ayant bien des interprétations (la Libre pensée, peu suspecte de connivences avec le cléricalisme, s'est prononcé contre l'interdiction générale, au nom de la laïcité). Le juriste Bernard Mathieu a pu ainsi dire, à propos d'une interdiction générale du voile par la loi: "il faudrait alors réglementer l'usage de tout vêtement marquant une identité religieuse en public, ce qui n'est pas imaginable." C'est ainsi que la piste de l'interdiction au nom de la laïcité a été abandonnée (tout comme celle de la dignité, pour d'autres motifs juridiques) au profit d'une exigence d'identification.
 
Cette double dénégation se fait donc en admettant que la laïcité et les "valeurs fondamentales de la République", auxquelles se heurterait, selon la Mission, le port du voile intégral, interdisent catégoriquement de légiférer sur un habit ou un vêtement, fût-il de nature symbolique ou/et rituelle, de façon générale (en-dehors des écoles qui depuis 2004 font l'objet d'une loi spécifique, et d'autres lieux qui font ou peuvent faire l'objet de règlements divers). Et en transformant la France, comme le rappelait Alain Gresh (2010) ou le Conseil d'Etat, en l'un des rares pays, après l'Arabie saoudite, l'Iran et la Belgique, à légiférer sur la manière dont les femmes s'habillent, en l'espèce via une interdiction générale du voile (la Tunisie et Singapour sont cités par le Conseil comme ayant édicté une telle législation).

On pourra peut-être se targuer du fait que, contrairement à la Syrie d'el-Assad (Gresh, 2009), ce ne seront pas les milices du frère du Président qui dévoileront de force ces femmes dans les rues, la brutalité policière étant en France dûment encadrée par le contrôle du pouvoir judiciaire (bien que ce contrôle soit mis en cause par une énième loi en ce qui concerne les contrôles d'identité et la rétention administrative de sans-papiers).   

Bref, une dénégation politique de la dénégation juridique du fait qu'il s'agirait de légiférer sur la religion et le port d'un vêtement, réglementant ainsi tant la liberté de s'habiller comme on veut (fût-ce sous l'effet d'une "contrainte sociologique" ou d'une servitude volontaire dont le droit, pas plus que la conception juridico-libérale d'un individu libre et autonome, ne se soucie guère) que celle d'adopter la religion que l'on souhaite (fût-ce une version néo-archaïque et radicale). Et ce que le gouvernement demande au Conseil constitutionnel, c'est qu'il entérine cette ruse et cet usage hypocrite du droit, au risque de conduire à un affaiblissement des libertés publiques - puisque le devoir d'identification atteindrait ici un paroxysme, ce qui conduit à mettre l'intensité de ce débat avec celle qui avait accompagné le débat sur la loi Sécurité et libertés réglementant les contrôles d'identité -; à défaut, le gouvernement aurait beau jeu de présenter les Sages comme ayant dangereusement laissé libre cours au salafisme et - raccourci habituel - au terrorisme en refusant cette hypocrisie patente. Quelle que soit la décision de la Cour, celle-ci devra d'ailleurs s'exposer à avoir favorisé l'islamisation radicale, puisqu'en cas de refus de cette manipulation le gouvernement l'accusera de défendre une conception désuète des libertés publiques, mais que s'il entérine celle-ci on pourra toujours se demander si, à l'avenir, cette loi ne fera pas davantage susciter de vocations qu'elle ne "règlera le problème", surgi de toutes pièces depuis juin 2009.

Du voile au devoir d'identification: le projet de loi interdisant la dissimulation du visage

D'un débat sur le voile, on est arrivé au devoir général d'identification; dans les mots de Dominique Chagnolleau, président du Cercle des constitutionnalistes, cité par la Commission: « Qu’on exige en République, de façon résolue, et dans les services publics que chacun puisse être identifié, justifie sans doute une loi ».

C'est là le redoutable danger du projet de loi envisagé, qui va bien plus loin que les services publics: ayant pour but juridiquement implicite mais politiquement explicite de légiférer sur le voile intégral, il aura des effets politiques et juridiques bien concrets non pas simplement sur la possibilité pour un secteur marginal de femmes converties ou "ré-islamisées" à un rigorisme ahurissant d'exercer leur religion, mais sur l'ensemble de nos concitoyens, en ce qu'il transforme brutalement l'exigence d'identification, auparavant cantonnée à certaines circonstances précises et médiatisée par les papiers d'identité et, de plus en plus, la biométrie, en exigence générale d'identification et de dévisagéification.  

Certaines des personnes auditionnées ont pu prétendre que la communication, en "Occident", allait de pair avec le visage découvert - nous qui croyions, avec Aristote, qu'elle exigeait surtout l'usage du logos. De cette prétendue norme coutumière "occidentale", on fait une obligation juridique qui équivaut, peu ou prou, à permettre à tout un chacun d'être doté de la possibilité, naguère réservée aux officiers de la police judiciaire, d'effectuer des contrôles d'identité. 

Pourtant, la Commission indiquait:
Il n’est cependant pas certain qu’il existe un devoir d’être identifiable à tout moment dans l’espace public. Ces décisions obligent, en effet, les personnes qui portent un voile à le retirer en des occasions précises et non de manière permanente.
La jurisprudence du Conseil constitutionnel relative aux contrôles d’identité, qui ne doivent pas être « généralisés » pourrait également être interprétée en ce sens. Telle a été la position soutenue par M. Rémy Schwartz au cours de son audition « si l’ordre public nécessite de pouvoir reconnaître les identités, ce contrôle n’est pas permanent. On ne peut pas imposer aux citoyens d’être en état de contrôle permanent » , ainsi que par M. Denys de Béchillon : « La jurisprudence actuelle du Conseil constitutionnel n’indique pas que les citoyens sont obligés de dévoiler leur visage en permanence, d’être reconnaissables en tout lieu et en toutes circonstances, alors même qu’aucun officier de police ne procède à un contrôle d’identité. […] En tout cas, de prime abord, la justification d’une prohibition de la burqa au motif que le visage doit être invariablement identifiable me paraît franchement mal assurée. »
Toutefois, c'est bien cette exigence d'identification qui va être mise en avant, au nom de l'ordre public, et plus précisément de la sécurité publique, soit de la recherche d'auteurs d'infraction et de la lutte contre la fraude, cette nouvelle loi s'inscrivant donc dans la continuité du décret sur les cagoules (décret n° 2009-724 du 19 juin 2009 "relatif à l'incrimination de dissimulation illicite du visage à l'occasion de manifestations sur la voie publique" et art. 3 de la loi du 2 mars 2010 sur les "violences de bande"). Le rapport du Conseil d'Etat prétendait d'ailleurs qu'on « ne [pouvait] ignorer que la pratique de la dissimulation du visage, sous toutes ses formes, tend à se développer dans notre pays ».

Le projet de loi disposerait que « nul ne peut, dans l'espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage » sous peine d'encourir une « contravention de 2e classe de 150 euros maximum ».  Le Conseil d'Etat avait souligné qu'une telle voie contraventionnelle exposait les contrevenants à des peines d'importance variable selon leur revenus et à une « portée pédagogique limitée ».

« A titre de peine alternative ou complémentaire », un « stage de citoyenneté » est prévu. Faut-il comprendre que présenter son visage n'est plus seulement du ressort de la métaphysique de Levinas, ni d'une prétendue "coutume occidentale" - il est douteux que l'"Occident" en tant que tel ne connaisse de coutumes, lesquelles sont habituellement réservées à des cultures historiquement et géographiquement déterminées, pas à une civilisation à vocation universaliste  et donc fondamentalement indéterminée -, mais d'une obligation juridique constitutive de la citoyenneté? Les étrangers, touristes ou autre, devront-ils subir ce stage de citoyenneté, qui bien sûr n'a rien d'une ré-éducation politique?
 
Suggéré par le Conseil d'Etat, un délit d'« instigation à dissimuler son visage en raison de son sexe » est également prévu. S'il est prouvé que quelqu'un a imposé, à un homme ou à une femme, « en raison de son sexe », de se vêtir d'une « tenue destinée à dissimuler son visage », par la « violence, la menace, l'abus de pouvoir ou d'autorité », cette personne serait passible d'un an d'emprisonnement. Cette mesure serait adjointe au chapitre V du Code pénal concernant les « atteintes à la dignité de la personne », qui traite des discriminations, du proxénétisme, de l'exploitation de la mendicité, des conditions de travail et d'hébergement contraires à la dignité  des personnes (délits pour lesquels a été condamné la Fondation Brigitte Bardot), du bizutage ou encore des atteintes au respect dû aux morts. Le Conseil d'Etat avait pourtant souligné que l'état actuel du droit permettait déjà de traiter de ce « problème »; le cas échéant, il avait préconisé d'instauré un tel délit dans le chapitre II du Code pénal traitant des « atteintes à l'intégrité physique ou psychique de la personne ».

Reposant sur l'exigence sécuritaire d'identification, les bases de l'interdiction se fonderaient donc, selon le Figaro, sur la dignité et « l'ordre public immatériel », c'est-à-dire la protection des « valeurs de la République ». C'est donc au nom d'une morale dictée par le législateur et les juges qu'un devoir d'identification sécuritaire serait imposé. Cela avait été pourtant expressément rejeté par le Conseil d'Etat, qui a tout de même envisagé avec audace ou témérité, avant de la rejeter, l'hypothèse que l'ordre public pourrait être étendu à des « règles essentielles du vivre-ensemble » qui impliqueraient le fait d'interdire la dissimulation du visage!

On peut s'interroger sur la pertinence de cette obligation d'identification via le visage à l'heure où la biométrie s'impose sur nos passeports, nos cartes VISA, et bientôt, sans doute, nos cartes d'identité. Le Conseil d'Etat l'a remarqué, en considérant cet argument comme ne valant qu'une note de bas de page:
La dématérialisation des procédures administratives et des services commerciaux conduit
toutefois à relativiser l’importance de la vérification d’identité sur la base du visage de l’usager ou du client. 
A l'automne 2010, la notion de citoyenneté viendra sans doute se voir adjoindre un nouvel élément: celui de marcher à visage découvert, dont on ne peut dire que cela aura été la principale qualité de ce projet de loi. Etendant de façon indue la notion d'ordre public afin d'y adjoindre, de façon générale, la non-dissimulation du visage, cette loi sera d'évidence perçue, et à raison, par une partie assez large de la population, quelle que soit par ailleurs ses convictions philosophiques et religieuses, comme visant le voile, et serait donc, par conséquent et comme le rappelait la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) « très probablement perçue et vécue comme anti-musulmane, [ce qui] risquerait de renforcer l’audience et l’influence de ces mouvements radicaux qu’il convient de condamner ».

Reste à voir si le Conseil constitutionnel entérinera une telle loi, l'invocation de la dignité et de la laïcité ayant été déconseillé par le Conseil d'Etat, soulignant que celle-là ne pouvait "justifier que soit imposé à toute personne d’avoir le visage découvert en tout temps et en tous lieux", ce qui est précisément l'objectif de cette loi.

Sans nul doute, si les "Sages" venaient à contredire le Conseil d'Etat, qui a surtout insisté sur la sécurité publique, via un pouvoir de décision octroyé au préfet et au maire dans des circonstances déterminées de trouble à l'ordre public (pouvoirs de police générale ainsi qu'un pouvoir de police spéciale accordé au préfet et consacré à la dissimulation du visage), ils entérineraient, de nouveau, l'évolution à marche rapide vers une société de surveillance.  

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samedi 1 mai 2010

Déclaration de Montréal sur l'accès libre au droit

Pour ce 1er mai, je reproduis ici la Déclaration de Montréal sur l'accès libre au droit qui fait sans doute frémir Dalloz et les éditeurs juridiques français vendant leurs ouvrages hors de prix, et permet d'apporter quelques éléments de réflexion à propos de la culture du libre initiée d'abord par le mouvement du logiciel libre et généralisée avec les licences copyleft (Creative Commons, etc.). Signalons en passant la campagne Open Document Format qui vise notamment à assurer que les documents gouvernementaux soient accessibles à tous dans l'avenir (et aussi à favoriser l'envoi de PDF lisibles par tous et non uniquement par certains logiciels).

La Déclaration de Montréal sur l'accès libre au droit

Les instituts d'information juridique du monde, réunis à Montréal, déclarent que :

* L'information juridique publique des pays et des institutions internationales constitue un héritage commun de l'humanité. La réalisation de l'accessibilité maximale à cette information favorise la justice et la primauté du droit;
* L'information juridique publique fait partie du bien commun numérique et doit être accessible à tous sur une base non lucrative, sinon de façon gratuite;
* Les organisations à but non lucratif indépendantes ont le droit de publier l'information juridique publique et les organismes gouvernementaux qui créent ou contrôlent cette information doivent favoriser ces publications en assurant l'accès à cette information.

L'information juridique publique regroupe l'information juridique émanant des organismes publics qui ont l'obligation de produire le droit et de le rendre public. Elle inclut les sources primaires du droit, comme la législation, la jurisprudence, les traités ainsi que diverses sources secondaires ou interprétatives publiques comme le compte-rendu des travaux préparatoires, les rapports visant la réforme du droit et ceux résultant des commissions d'enquête.

Sur cette base, les instituts d'information juridique conviennent :

* De promouvoir et supporter l'accès libre à l'information juridique publique à travers le monde, principalement par le biais d'Internet;
* De coopérer afin d'atteindre ces objectifs et, en particulier, d'assister les organisations des pays en voie de développement à atteindre ces objectifs, reconnaissant les avantages réciproques que tous tirent de l'accès aux droits étrangers;
* De se porter mutuellement assistance et de soutenir dans les limites de leurs moyens les autres organisations qui partagent ces objectifs, en ce qui regarde :
o la promotion de politiques publiques favorables à l'accessibilité de l'information juridique publique auprès des gouvernements et autres organismes;
o l'assistance, les conseils et la formation sur les questions techniques;
o le développement de normes techniques ouvertes;
o les échanges académiques et de résultats de recherche.

Rédigée à l'occasion de la 4e Conférence Internet pour le droit, à Montréal le 3 octobre 2002, par les représentants des instituts d'information juridique suivants :

* Australasian Legal Information Institute
* British and Irish Legal Information Institute
* LexUM/Institut d'information juridique canadien
* Hong Kong Legal Information Institute
* Legal Information Institute (Cornell )
* Pacific Islands Legal Information Institute
* Faculté de la bibliothèque de droit de University of the West Indies
* Faculté de droit de Wits University

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