mercredi 25 août 2010

L'ADN et la brioche, ou la décision d'instruction européenne

La police française pourra-t-elle réclamer à Scotland Yard l'ADN d'un môme britannique ayant volé une brioche lors de son périple au-delà de la Manche? Voilà le genre d'affaires qui inquiète, entre autres, différents groupes britanniques. Un avocat et ancien député britannique (conservateur, les Anglais font tout à l'envers, n'est-ce pas?), Jerry Hayes, s'alarme ainsi qu'un "policier véreux à la solde de la Mafia" du "sud de l'Italie" puisse demander, à l'avenir, à la police de Sa Majesté les échantillons ADN - que celle-ci stocke dans des quantités qui font frémir d'envie ses homologues français - d'un "suspect".

C'est l'un des nombreux risques que nous fait courir le projet de directive sur la décision d'instruction européenne, qui prévoit la transmission mécanique de "preuves" lors d'enquêtes pénales avec pratiquement aucun garde-fou. Alors que la procédure pénale diffère fortement selon les pays - par exemple au sujet des conditions de la collecte d'échantillons ADN - et que les délits eux-mêmes ne sont pas les mêmes, cette directive contraindrait un Etat à enquêter sur un ressortissant pour le compte d'un autre Etat, quand bien même le délit en question n'en serait pas un pour cet Etat.

La directive sur la décision d'instruction européenne, ou comment ouvrir ses fichiers à tous les limiers policiers

Ce projet de directive, déposé en avril 2010 par 7 Etats-membres de l'UE (Belgique, Bulgarie, Estonie, Espagne, Autriche, Slovénie, Suède - pour une fois la France n'est pas à l'initiative de cette proposition liberticide) , vise à instaurer une "décision d'instruction européenne" qui devrait remplacer l'actuel "mandat européen d'obtention de preuves" et les traités d'assistance juridique réciproque (ainsi que la Convention de 1959 du Conseil de l'Europe, l'accord de Schengen, et une Convention de l'UE de 2000).

La presse francophone ne semble pas se soucier outre mesure de ce projet, qui a fait l'objet de titres alarmants outre-manche: "Britons to be spied on by foreign police" (Les Britanniques seront espionnés par des polices étrangères), titrait le Telegraph ; "European police to get access to UK records" (La police européenne aura accès aux fichiers britanniques) s'indignait The Independent

Jargo Russell, de l'ONG Fair Trials International, souligne ainsi que les polices des Etats-membres de l'UE pourront avoir accès aux écoutes téléphoniques de citoyens britanniques (ou français, etc.), ainsi qu'à leurs échantillons ADN ou à leurs comptes bancaires. On évoque aussi la possibilité que, par exemple, en cas d'un de ces crimes dont raffolent les tabloïds, qui aurait pu, disons, être commis dans une boîte de nuit madrilène par un suspect britannique (ou belge, etc.), Madrid puisse contraindre Londres (Bruxelles, etc.) à lui fournir l'ensemble des échantillons ADN de tout ressortissant britannique s'étant rendu en Espagne au moment du crime. 

En d'autres termes, la tentaculaire base de données génétiques constituée par le Royaume-Uni (plus de 5 millions de profils, mélangeant personnes condamnées et acquittées), et qui a fait l'objet d'une condamnation de la Cour européenne des droits de l'homme le 4 décembre 2008 (S. et Marper c. Royaume-Uni), pourrait servir à des polices étrangères lorsque celles-ci décideraient de "partir à la pêche", comme on dit dans le jargon . Ou le STIC servir à la police tchèque... ce qui, au passage, permet de douter de la valeur de ces "indices", qualifiés de "preuves", que notre chère police transmettra à quiconque des 26 autres Etats de l'Union qui le réclamera, et qui pourra conserver ces données, pour une durée indéterminée, sur ses fichiers.   

Protéger les droits de ses ressortissants dans l'Union fédérale?  

D'aucuns affirment que désormais, seul le secrétariat d'Etat aux anciens combattants ne relèverait pas, peu ou prou, des attributions de l'UE. C'est dire l'importance de l'UE, dont le caractère fédéral a été renforcé depuis le traité de Lisbonne (2007), sans que la légitimité démocratique du Parlement européen n'y gagne véritablement.

Si les Etats-membres de l'UE acceptent ainsi de poursuivre cette intégration européenne, conduite de façon technocratique depuis plus de 50 ans, on voit mal pourquoi ils s'opposeraient à une coopération policière qu'ils appellent aussi de leurs vœux, et dont les premières pierres ont été mises en place, de façon tout à fait clandestine, dès les années 1970, avec le groupe TREVI (effet indirect de la prise d'otage des JO de Munich de 1972).

La "criminalité transfrontalière" sert ainsi non seulement aux professionnels de la sécurité à assurer leur gagne-pain depuis la chute du mur de Berlin, mais aussi aux fédéralistes à approfondir l'intégration européenne. Et, de nouveau, les instruments juridiques de protection des droits fondamentaux et des données personnelles ont tendance à avoir un train de retard... comme le remarque, en l'espèce, Fairs Trial International, qui souligne qu'il n'y a toujours pas de règlement européen concernant la protection des données personnelles en matière pénale, alors même qu'on prévoit d'étendre à nouveau les échanges de données personnelles (en l'occurrence, de "preuves" ou en tout cas d'indices qui seront utilisés en tant que "preuves" appuyant des "faisceaux de présomptions") au niveau européen. 

Avec cette nouvelle directive - qui sera prise selon la "procédure législative ordinaire" de l'UE (vote à la majorité qualifiée du Conseil avec "co-décision" du Parlement européen, ce qui écarte toute possibilité d'un veto d'un Etat-membre) -, les autorités d'un Etat devront se soumettre aux desiderata des polices d'un autre Etat, quand bien même ceux-ci paraîtront abracadabrantesques. 

Le Telegraph évoque ainsi, ce cas déjà survenu où les autorités polonaises ont demandé l'extradition du suspect d'un... vol de dessert ! C'est qu'en effet, le droit polonais ne semble pas connaître notre principe de l'opportunité des poursuites, et se doit donc de les engager dès lors qu'il y a de fortes présomptions qu'un délit a été commis. Voici donc justifié en droit le titre de cet article, qui aurait pu aussi bien s'appeler: "Dupont et Dupond en Pologne, à la recherche de l'ADN des voleurs de brioche". Un mal que notre "hypo-président" (selon notre quotidien du soir) devrait immédiatement s'attacher à combattre!  

Les points douteux de la "décision d'instruction européenne"

Le principe est clair: il s'agit de faciliter la transmission d'indices, appelés "preuves", de polices à polices. Dans un monde où la "criminalité transfrontalière" est une menace qui n'a d'égal que l'ambition iranienne de se pourvoir de l'énergie nucléaire ou l'abondance des "flux de migration" qui terrorisent TF1 & Bouygues (grand constructeur de centres de rétention), on ne peut que se féliciter de ce louable souci de coopération policière. Sur ce point d'une rhétorique implacable, tous, sauf le petit village d'irréductibles, tomberont nécessairement d'accord.

Les autres sont plus douteux, mêmes aux yeux de la Société juridique d'Angleterre et du Pays de Galles, qui, sans ignorer les bien-faits d'une coopération accrue en matière de fliquage, souligne tout de même quelques lacunes du projet en matière de protection des droits fondamentaux.

D'abord, le principe de "criminalité duale" (dual criminality) sera jeté aux orties. Ce principe aurait voulu que la transmission d'indices ne puisse se faire que si le délit sur lequel porterait l'enquête soit aussi un délit dans l'Etat destinataire de la requête. L'abandon de ce principe va avec celui du principe de double incrimination (ne bis in idem), qui doit en principe éviter à un ressortissant d'être poursuivi pour le même délit dans deux Etats différents - ce dernier droit étant protégé par l'art. 50 de la Charte européenne des droits fondamentaux. Abandonner ce droit, ce serait permettre, par exemple, qu'une personne acquittée de piratage informatique en Espagne puisse être soumise à des procédures d'enquête en France où se tiendrait un second procès.    

Enfin, la condition de territorialité sera elle aussi abandonnée: à savoir que l'Etat destinataire de la requête ne pourra refuser celle-ci au motif que le délit a été commis sur son territoire. Ce qui est, là aussi, du jamais-vu dans la réglementation européenne! Le juriste Steve Peers résume ainsi le projet: 
La combinaison de ces modifications signifiera qu'une personne qui  a commis un acte légal dans l'Etat-membre où l'acte a été commis pourrait être sujet à des fouilles corporelles, à des perquisitions à domicile ou dans ses bureaux, à des enquêtes financières, à certaines formes de surveillance secrètes, ou à toute autre mesure d'enquête entrant dans le cadre de la Directive concernant tout "crime" que ce soit qui existerait sous la législation de tout autre Etat-membre, si cet autre Etat-membre étend sa juridiction pour ce crime au-delà de son propre territoire. Notons qu'il n'y a rien dans le droit de l'Union ou dans tout autre ensemble de règles sur ce sujet qui empêche un Etat d'étendre sa juridiction extraterritoriale sur des délits pénaux. 

La sage société d'Angleterre et du Pays de Galles s'inquiète aussi de ce qu'aucune disposition ne permette de refuser de transmettre des "preuves" alors même que:
  • cette transmission mettrait en danger les droits fondamentaux de la personne présumée innocente (ou "suspect"); 
  • qu'elle mettrait en danger un informateur éventuel ; 
  • qu'elle porterait atteinte au secret professionnel - encore un cadeau empoisonné aux journalistes, qui s'empresseront peut-être de répercuter ces nouvelles lorsqu'ils en auront pris connaissance!
Un autre point concerne le caractère asymétrique de cet échange: la directive proposée n'inclut aucun moyen pour la défense d'obtenir un accès équivalent à ces "preuves". On parle de suspect, pas de présumé innocent ! La coopération dans les enquêtes judiciaires ne vaut que pour l'enquête à charge, pas pour les avocats...

Notant le cas spécifique de la Pologne sus-cité, la Société s'inquiète en outre qu'aucun principe de proportionnalité ni de principe a minima ne soit incorporé dans le texte. En d'autres termes, et en s'appuyant sur les expériences parfois malheureuses du mandat d'arrêt européen, les Etats devraient pouvoir refuser des demandes lorsqu'elles concernent des délits de peu d'importance, ou lorsque les probabilités d'arriver à une condamnation sont jugées infimes. 

Ne pas le faire conduirait à rendre possible des requêtes ahurissantes telles que celles suggérées ci-dessus, et ainsi, par exemple, généraliser l'échange des échantillons ADN et autres données biométriques - lesquelles sont inclues dans ce projet de directive, alors qu'elles étaient expressément exclues du cadre réglementaire antérieur. En bref, il deviendra très difficile, sinon impossible, d'exercer son droit d'accès vaillamment défendu par la CNIL (Commission nationale informatique et libertés) dès lors que ses données personnelles auront été transmises à un ensemble protéiformes d'agences de maintien de l'ordre existant dans les 27 pays de l'Union, et ce au moindre vol d'autoradio. Car ce projet d'échange automatique des "preuves" intervient sans qu'à aucun moment la procédure pénale concernant, par exemple, la collecte des échantillons ADN n'ait été harmonisée dans les différents Etats-membres. Un Etat pourra ainsi donc contraindre un autre Etat de soumettre l'un de ses ressortissants à un test ADN pour un délit qui, dans sa propre législation, sort de ce champ d'examens - avouons qu'en France, il en reste bien peu!

On n'évoquera pas les soucis concernant les comptes bancaires et données financières... Selon le juriste Steve Peers, la directive n'est pas claire non plus sur l'échange des casiers judiciaires, sur celui des données de connexion conservées par les opérateurs (la fameuse data retention directive 2006/24/CE) ou encore sur les opérations de surveillance ("covert surveillance") menées à l'insu des "suspects" - opérations qui devraient en principe être réglementées selon la procédure du 3e pilier, c'est-à-dire au vote à l'unanimité du Conseil et non à la simple majorité qualifiée.

On comprend dès lors que Steve Peers puisse parler d'un "abandon de souveraineté", qui mettra les inquiétants pouvoirs de police développés au fil des lois anti-terroristes et autres instruments liberticides à disposition de tout Etat qui le souhaiterait, pour les motifs les plus futiles, et fût-ce le délit en question inexistant dans l'Etat où celui-ci aurait été commis. Or, il reste un certain nombre d'actes dont la nature pénale ne fait l'objet d'aucun consensus dans l'Union, dont, par exemple, l'avortement, le blasphème, le crime de lèse-majesté ou d'offense à un chef d'Etat... Bien que la diffamation ne soit pas un délit pénal au Royaume-Uni, celui ayant publié en Grande-Bretagne un article attaquant un médecin ou avocat portugais, pourrait être soumis à la saisie de son ordinateur et à des perquisitions en cas de plainte du concerné... 

La France, la Finlande, la Suède et le Royaume-Uni sont parmi les pays qui ont attiré l'attention de la Commission sur le fait que les procédures actuelles pourraient faire l'objet d'examens et d'améliorations plutôt que de passer par ce coup de marteau législatif. Mais le cadre actuel de l'Union européenne, qui permet à quelques Etats-membres de suggérer une telle directive, puis de faire voter celle-ci à la majorité qualifiée, fait qu'en cas de mise en minorité - probable -, il faudra se soumettre à cette réglementation de l'Union. Pour une fois que la France pourra dire, sans mentir, qu'elle ne fait qu'obéir à des injonctions venues d'ailleurs ! Rien n'empêche toutefois ces Etats de proposer une directive protégeant les droits de la défense et harmonisant la collecte de "preuves" (indiciaires) en faisant un tout petit peu plus attention au respect des personnes innocentes jusqu'à preuve du contraire.

Toutes les sources citées sont répertoriées dans la section "Plus d'infos" ci-dessous. La totalité des exemples provient de celles-ci, en particulier de Fairs Trial.

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