jeudi 25 novembre 2010

Licenciement Facebook : un mur murmure-t-il ?

La récente affaire Facebook du licenciement de salariés pour "faute grave" en raison de la publication de messages jugés offensants vis-à-vis de l'entreprise a suscité un certain émoi.  En rappelant les éléments principaux de l'affaire et certains commentaires, nous nous interrogeons sur une décision de justice qui conduit à transformer un espace de communication restreint, à savoir aux "amis des amis" sur Facebook, en espace public, où la protection au droit à la vie privée ne s'applique plus, permettant ainsi d'étendre l'emprise de l'entreprise sur ses salariés.


De l'impossibilité de dériver d'une insuffisante protection de la vie privée par les moyens techniques l'inexistence d'un droit à la vie privée 

Sur Bugbrother, Jean-Marc Manach publiait, en octobre, un article intitulé Pour en finir avec les licenciements Facebook, où il semblait considérer que les échanges Facebook relevaient de la correspondance privée; une fois venu le jugement condamnant les salariés pour "rébellion envers la hiérarchie", il publie Pour en finir avec la "vie privée" sur Facebook, qui prend la position résolument inverse : sous le prétexte qu'en fait, il n'y aurait pas de "vie privée" sur Facebook, il faudrait refuser d'accorder une protection en droit du caractère privé des échanges sur de tels réseaux sociaux. 

Le juriste ou le logicien n'aura pas de mal à reconnaître dans ce raisonnement le sophisme dit de Hume, parfois appelé "loi de Hume", consistant à induire d'un état de fait un devoir. En d'autres termes, que les hommes se tuent entre eux, on ne peut conclure qu'ils doivent se tuer entre eux. 

Au-delà de la logique défectueuse de ce billet [voir cependant le commentaire de J.-M. Manach ci-dessous], qui a suscité un certain nombre de commentaires critiques (à juste titre), un juriste spécialiste du droit de la communication soutient lui aussi la décision des Prud'hommes... dont on verra si elle sera entérinée par la cour d'appel. Dans un billet au titre quasi-moralisateur, De tes propos sur Facebook tu te méfieras, Eric Barbry affirme en gros que, selon la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, les "murs Facebook", sur lesquels ont été tenus les propos litigieux, ne sauraient être assimilés à une "correspondance privée". Selon lui:
La correspondance privée n’est pas définie par la loi. Elle s’oppose simplement à la « communication au public par voie électronique » qui est définie à l’article 2 de la loi du 20 septembre 1986 comme « toute mise à disposition du public ou de catégories de public, par un procédé de communication électronique, de signes, de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature qui n’ont pas le caractère d’une correspondance privée ».

Le fait de « communiquer » avec ses « amis » et plus encore avec les « amis de ces amis » ne saurait être entendu comme autre chose [sic] que la mise à disposition d’une catégorie de public d’écrits » qui ne peuvent par nature [sic] relever de la « correspondance » privée.

Pour autant, tout n’est pas nécessairement « public » sur Facebook et sur les réseaux sociaux en général. Il existe en effet bien d’autres moyens de communiquer sur son « mur » ou sur son « espace partagé ». Tous les services ou presque proposent en effet des services de messagerie qui eux, par principe et sauf s’ils sont utilisés pour un envoi en masse, relèveront de la correspondance privée.
Bref, E. Barbry pense que c'est à juste titre que les prud'hommes ont considéré que communiquer sur un mur Facebook, dont l'accès était ouvert aux "amis des amis", ne saurait se prévaloir du titre de correspondance privée, à l'inverse d'un service de messagerie (donc de toutes les formes d'email, dont on sait également qu'ils peuvent être forwardés à de parfaits inconnus, et ne sont donc pas privés au sens technique, mais seulement juridique, du terme).

C'est en effet le raisonnement tenu par le conseil des prud'hommes, et c'était là le principal problème qu'ils avaient à trancher. En mai, le juriste Vincent Dufief rappelait, dans Licencié à cause de Facebook : ce que (ne) dit (pas) le droit, que:
la jurisprudence a établi les contours de ce qui était privé ou public : en substance, en droit de la presse, les tribunaux jugent que les propos sont publics lorsqu’ils sont adressés à « diverses personnes qui ne sont pas liées entre elles par une communauté d’intérêts » (Cass. Crim 24.01.1995 / Cass.civ. 23.09.1999). Tel est par exemple le cas d’une «lettre ouverte» adressée à certaines personnes, mais pouvant parfaitement être lue par d’autres (car cette lettre n’était pas confidentielle).
Le cercle des "amis des amis" doit-il être protégé par le droit à la vie privée et à la confidentialité des échanges ?

Or, le jugement n'a pas invoqué cette notion d'absence de "communauté d'intérêts", mais a simplement considéré que le droit au respect de la vie privée des salariés n'avait pas été violé parce que "l'usage de Facebook [permet] d'avoir accès à des informations sur la vie privée lues par des personnes auxquelles elles ne sont pas destinées". Rappelons que l'entreprise a eu vent de ces échanges par la copie d'écran du profil Facebook d'un salarié, transmise par un autre salarié, "ami d'ami" sur Facebook.  Le conseil des prud'hommes précise en effet que "ce mode d'accès à Facebook dépasse la sphère privée" et que "par le mode d'accès choisi, cette page était susceptible d'être lue par des personnes extérieures à l'entreprise, nuisant à son image."

Votre vie privée n'est pas protégée dès lors que vous l'exposez à des inconnus, semblent ainsi dire les prud'hommes. On retombe en gros sur le raisonnement de J.-M. Manach. Mais comme le rappelait un collègue d'E. Barbry lors d'une interview au Post, cela soulève la difficulté de compréhension des paramètres Facebook. En bref, on présume que donner accès à son mur à "ses amis et leurs amis" constitue un exhibitionnisme volontaire de sa vie privée. N'étant pas utilisateur de Facebook, il me semble que cela n'est pas une présomption choquante.

Mais on revient à l'impossibilité humienne de conclure, d'un fait, un devoir. La justice trace ici une limite entre espace public et espace privé, considérant que donner accès aux "amis de ses amis" à son profil Facebook constitue, de fait, un abandon du respect au droit à sa vie privée.  Pour E. Barbry, il en va même de la "nature" de ce mode d'accès, qui ne "saurait être considéré" comme une correspondance privée.

On est en droit de se demander: pourquoi? Certes, pour un non-utilisateur de Facebook, il s'agit sans doute d'une forme d'exhibitionnisme. Mais celle-ci reste toutefois limitée dans les cercles d'une communauté, à savoir celle des "amis de ses amis". Il ne s'agit pas, comme ici, d'un blog public. Le droit français vient pourtant d'assimiler purement et simplement les deux.

Pour J.-M. Manach, il a bien fait, car on ne peut pas "espérer pouvoir mener une “vie privée” dès lors que l’on s’exprime devant des dizaines, et plus souvent encore des centaines, d’”amis” qui n’en ont souvent que le nom, et que l’on ne connaît généralement pas vraiment". Dès lors, selon lui, cela ne doit mener à aucune censure, mais à responsabiliser les internautes. On rejoint ici le titre moralisateur du billet d'E. Barbry, "méfiez-vous de vos propos"... Peut-on croire que cette invocation à la responsabilisation ne constituerait pas, elle aussi, une forme de censure?  Dans Oublier le droit à l'oubli, on avait rappelé que :

La responsabilité individuelle, fondement du droit jusqu'à nouvel ordre, n'a aucun rapport avec le fait que tous vos actes et paroles soient accessibles de façon permanente par votre patron, votre ex, vos arrières-petits-enfants ou le militant néonazi s'amusant à répertorier tous les changements de noms de personnes d'origine juive, maghrébine ou arménienne.
Contrairement à ce que prétend Hugo Roy, cité par Manach, publier un écrit n'implique pas, ipso facto, qu'il soit public. Pas, en tout cas, quand il s'agit de publication dans un cercle restreint: sinon, il n'y aurait plus aucun sens à parler de secret des correspondances.  Ni non plus, par exemple, de conserver confidentiel les compte-rendus publiés de certaines délibérations, comme celles du Conseil constitutionnel, ou, pendant longtemps, des débats parlementaires. Il y a toujours eu, en fait comme en droit, des distinctions entre niveaux de publicité des écrits.

Or, le fait que Facebook ait accès aux données que vous publiez n'a rien à voir avec l'accès de votre employeur à ces mêmes données. Il s'agit bien d'un cercle restreint, celui des "amis de vos amis". Rappelons que selon L'Espace public de Habermas, la sphère publique était originellement un espace interne au privé, la "sphère des personnes privées rassemblées en un public", ou l'espace de la libre discussion.  Plutôt que de prendre en compte ce degré intermédiaire entre le journal intime et la lettre ouverte, le Conseil des prud'hommes a tout simplement favorisé l'emprise de la hiérarchie de l'entreprise sur ses salariés. Il n'a pas seulement jugé les propos outranciers: il a aussi considéré qu'il ne saurait y avoir, du moins sur les réseaux sociaux, de discussion publique, à l'intérieur d'un cercle restreint, concernant l'entreprise, dès lors que les échanges sont accessibles à d'autres que les seuls employés - nuance capitale.  

Cette nuance est probablement la plus importante, puisqu'elle laisse peut-être ouverte une voie étroite à la critique de l'entreprise au sein d'un groupe Facebook spécifique - mais un tel groupe pourrait-il exister sans être surveillé, voire infiltré? De plus, cette maigre possibilité contraint les salariés à séparer nettement leur vie professionnelle de leur vie personnelle. Ce qui n'est peut-être pas plus mal.

Des régimes divers de communication et de l'emprise de l'entreprise sur la vie des salariés

Le vrai débat est là: quelle position le droit doit-il adopter face à ces régimes divers de communication, oscillant entre différents degrés de publicité et de confidentialité? Refuser de prendre en compte cette échelle variable relève du manichéisme. L'autre question concerne les interesections entre la vie professionnelle et la vie personnelle. Or, si tracer une barrière entre les deux semble souhaitable, on sait - et la récente épidémie de suicides l'a rappelé de façon dramatique - à quel point celle-ci est fragile, du fait même des pratiques du management moderne.

Cela ne veut pas dire que tout propos serait acceptable dès lors qu'il serait privé. En l'espèce, on comprend qu'E. Barbry considère légitime que les propos en question aient été condamnés (il s'agissait en gros d'un "complot" sarcastique visant à se moquer à longueur de journée de la hiérarchie, forme comme une autre de résistance à l'ordre managérial, dont Bonjour Paresse avait fait l'inventaire). De là à refuser d'accorder à ces espaces intermédiaires la protection de tout droit à la vie privée...

Les autres arguments invoqués ne sont guère pertinents. En particulier, le fait que ces "amis Facebook" ne soient pas "réellement" vos "vrais" amis ne devrait rien changer à l'interprétation de cette affaire. Dans la "vraie vie", tous vos amis et les amis de vos amis sont-ils aussi vos "vrais amis"? N'est-ce pas, précisément, qu'à force d'épreuves et de trahisons, comme celle ici effectuée par l'un des salarié "ami d'ami" du licencié, que l'on reconnaît ses "vrais amis"?  

Voir aussi: Oublier le droit à l'oubli, billet du 28 avril 2010.

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jeudi 4 novembre 2010

Lyon et l'Identification des citoyens

Dans son dernier opus, Identifying Citizens. ID Cards as Surveillance, en fait un recueil d'articles datant de 2007 à 2009, le sociologue David Lyon poursuit la recherche entamée avec Playing the Identity Card: Surveillance, Security and Identification in a Global Perspective (Routledge, 2008), ouvrage co-dirigé avec Colin Bennett. Il y livre quelques clés d'analyse du processus contemporain d'encartement de la population, qui tranche, par certains aspects, notamment son caractère mondial et ses mutations technologiques, avec les essais antérieurs.

Lyon présente un panorama des principaux enjeux sociaux, politiques et théoriques soulevés par l'encartement à l'échelle mondiale. En tant que tel, L'identification des citoyens s'adresse davantage au grand public qu'au spécialiste. Toutefois, certaines notions, notamment celle du « cartel des cartes » (card cartel), insistent sur des aspects inédits propre au processus actuel, et conduisent à interroger, plus largement, les liens entre les cartes d'identité, l'Etat-nation et la mondialisation.

Le premier chapitre, « Demanding Documents », récapitule ainsi l'histoire de l'encartement des citoyens, en s'appuyant sur des travaux classiques (Caplan et Torpey, G. Noiriel, P. Piazza, S. Cole, etc.). Il aborde ainsi les « identités de papier » et la « révolution identificatoire » (Noiriel) et le lien entre l'identification et le colonialisme (notamment dans le Raj britannique, mais aussi au Rwanda) d'une part, et avec la prévention et la répression du crime d'autre part. Rien de nouveau, donc. Le lecteur français sera cependant intéressé par l'allusion aux badges nominatifs que portaient les esclaves aux Etats-Unis.

Le deuxième chapitre, « Sorting System », souligne que la carte d'identité n'est que la partie visible de l'iceberg d'un système de « dataveillance » (Roger Clarke): elle ne prend sens que par sa liaison avec un système de traitement de données. La collecte et le traitement de l'information, rendu possible par la carte d'identité, est ainsi au cœur des enjeux classiques de protection de la vie privée. Lyon invoque la notion de « banoptique » (Didier Bigo), pour souligner le caractère ciblé et catégoriel des nouveaux modes de surveillance, et l'évolution vers un système pro-actif de gestion du « risque ». Il fait ainsi appel au concept de « contrôle à distance » évoqué par D. Bigo et E. Guild dans leur analyse du déplacement des frontières et de l'externalisation de l'asile. 

Ce thème de la « virtualisation » de la frontière, c'est-à-dire de sa mobilité intrinsèque, est devenu central dans l'analyse de l'Etat-nation contemporain: citons ainsi cet entretien du géographe Stephen Graham (2007), pour qui on est passé d'une « géométrie euclidienne des Etats territoriaux » à un « assemblage global des frontières », où celles-ci passent à l'intérieur des Etats et des villes, désignant certains territoires comme « à risque ». La frontière entre l'intérieur et l'extérieur se brouille ainsi dans une conception sécuritaire de l'urbanisme et du contrôle du mouvement. L'analyse critique de S. Graham fait ainsi écho aux travaux de l'IHEDN (Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale) dans les années 1990, tels qu'analysés par M. Rigouste dans L'Ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l'ordre sécuritaire dans la France contemporaine (2009). Plusieurs rapports de l'IHEDN thématisent ainsi l'existence d'un prétendu « danger migratoire » et mettent à la mode la notion, périlleuse, de « guérilla urbaine », justifiant ainsi le contrôle de certaines populations et territoires, lequel passe par l'identification et la traçabilité. 

Malgré l'intérêt de ces analyses, ce second chapitre n'apporte rien d'original, mais répertorie l'état actuel des recherches. Le lecteur déjà au fait n'y apprendra donc que peu de choses, hormis quelques anecdotes, concernant par exemple l'interpellation d'Andrew Felmar, 67 ans, à la frontière américaine en 2007: on lui déclara qu'il était « indésirable » à vie sur le territoire des Etats-Unis en raison d'usage de stupéfiants, affirmation qui provenait du fait qu'il était psychothérapeute et qu'il avait effectué des expériences sur l'utilisation du LSD entre 1967 et 1975, l'ayant alors légalement obtenu. 

Le troisième chapitre, « The Card Cartel », est plus novateur, en insistant sur l'importance des multinationales sur l'émission des documents d'identité et la maintenance des bases de données. A partir de la notion de « monopole des moyens de circulation », forgée par Torpey dans son histoire du passeport, il propose de parler d'un « oligopole des moyens d'identification » afin de prendre en compte le rôle du big business. Le secteur économique de l'identity management (gestion de l'identité) fait appel à un troisième élément, s'ajoutant aux systèmes de gestion de l'identité (documents et fichiers) et aux multinationales: les « protocoles », ou logiciels. Citant les projets d'identité numérique, il insiste ainsi sur l'importance de ces protocoles, permettant de lier applications commerciales et étatiques (e-commerce et e-gouv), la MyKad indonésienne étant le cas paradigmatique (en Europe, le Portugal a mis en place une carte similaire). Ce point, sans aucun doute décisif dans la mesure où l'informatique fait partie intégrante des systèmes d'identification, et qu'il est à l'origine des standards élaborés, par exemple, par l'Organisation internationale de l'aviation civile en matière de passeports biométriques, aurait mérité d'être développé. Lyon se contente en effet d'un survol, fondé principalement sur des citations d'auteurs (B. Latour, L. Lessig, A. Galloway voire le « post-scriptum sur la société de contrôle » de Deleuze), qui souligne simplement la nature politique des technologies. La récente cyberattaque qui visait vraisemblablement le programme nucléaire iranien et aurait été lancée par Israël, n'est que l'un des exemples de l'importance des protocoles: le ver Stuxnet s'attaquait aux systèmes Windows utilisés par Siemens, et s'il a ainsi principalement affecté l'Iran, il a également touché d'autres pays et d'autres usines.

Cette approche permet néanmoins à l'auteur d'insister sur la dimension commerciale à l’œuvre dans la généralisation de l'encartement, ainsi que sur les aspects liés à la sécurité internationale, via, notamment, la standardisation des protocoles: l'encartement contemporain n'est plus mis en œuvre par le seul Etat-nation, mais résulte d'une conjonction entre la mondialisation, dans sa double composante économique et (in)sécuritaire, et l'Etat-nation.

Ainsi s'amorce la transition avec le chapitre « Stretched Screens », qui file la métaphore de l'écran: celui de l'ordinateur de contrôle, mais aussi la profondeur cachée des bases de données derrière la superficie de l'écran, et enfin la possibilité d'étirer ces écrans de surveillance à l'échelle internationale.

Il examine ensuite le cas spécifique de la biométrie, soulignant le manque d'indépendance des recherches sur le sujet, le biais en faveur du nec plus ultra qui favorise systématiquement l'usage des nouvelles technologies, et, bien sûr, ce qu'on pourrait appeler, après les travaux des politologues de Copenhague, la « sécurisation », ou construction du « risque sécuritaire ». Lyon évoque certaines études qui indiqueraient que les taux d'enrôlement seraient inférieurs pour certains groupes ethniques, ce qui nous reconduirait à un problème de biais politique construit dans la technologie. Il évoque ensuite la question classique du corps et de l'attestation de son identité, citant Ricœur – le Comité consultatif national d'éthique avait choisi cette approche – ainsi que la question du data double, ou de la transformation du corps en bits.

Le dernier chapitre est consacré au « cyber-citoyen », la citoyenneté étant entendue au sens politique et social, et aux ambiguïtés de l'encartement: moyen d'accès à certains droits (politiques, sociaux, etc.), c'est également un moyen d'exclusion (des étrangers, de certaines minorités, etc.). Bien que pessimiste, Lyon récuse ainsi une position manichéenne sur cette question. A plusieurs reprises, il cite le rapport de la London School of Economics sur la carte d'identité, caricaturé par ses adversaires, comme exemple d'une implémentation raisonnable d'un projet national d'encartement. Ceci conduit à poser la question d'une participation du public dans la conception même de ces dispositifs socio-techniques.

L'Identification des citoyens n'apprendra que peu au spécialiste, et principalement en raison de son mode de construction: compilation d'articles, il aborde souvent des thèmes déjà évoqués dans d'autres chapitres, et ne peut que se contenter d'un survol. Néanmoins, outre une introduction générale très utile pour le néophyte, il offre à tous un récapitulatif utile, de nouveaux exemples, et quelques pistes de réflexion prometteuses, à la fois pour des questions très spécifiques, telles celle des protocoles et des cartels de carte, et pour une problématisation plus générale de l'Etat-nation: quelles sont, en effet, les implications du processus mondial actuel d'identification sur la citoyenneté et la nation? Si le pari était de montrer à quel point le processus actuel se distingue des opérations d'encartement du XIXe et du XXe siècle, celui-ci est largement réussi.

David Lyon (2009), Identifying Citizens. ID Cards as Surveillance, Polity Press, Cambridge, 208 p.


Révision le 11 novembre 2010 (ajout de précisions sur Bigo & Guild, entretien de Stephen Graham et relations avec l'ouvrage de Mathieu Rigouste).

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mardi 2 novembre 2010

Biométrie et identification #1.1.4

Au menu du jour: l'automatisation du contrôle aux frontières via le fichier biométrique PARAFE, la surveillance des salariés vue par la CNIL, l'importance de ne pas "dissimuler son visage" afin de l'exposer aux panneaux publicitaires intelligents, désormais soumis au contrôle de la CNIL, ou encore les peurs apocalyptiques concernant l'opération indienne de recensement, "commise avec la complicité de l'ONU".    


Passage automatisé aux frontières: G. Kouby attire l'attention sur le décret n° 2010-1274 du 25 octobre 2010 qui pérennise l'expérimentation biométrique sur les "voyageurs fréquents", menée depuis  2005 par les aéroports de Paris sous le nom de PEGASE, puis PARAFES, aujourd'hui devenu PARAFE (Passage rapide aux frontières extérieures). PARAFES comprenait les empreintes digitales de huit doigts ainsi que l’état civil, le lieu de naissance, la nationalité et l’adresse.

Pour la juriste de Droit Cri-Tic, PARAFE "peut être compris comme un moyen de fluidifier les passages... et, à terme, de justifier les compressions de personnels". Contrairement à l'expérimentation PARAFES, qui ne concernait que les transports aériens, PARAFE a vocation à s'appliquer à tous types de transports. G. Kouby souligne aussi l'évolution de la CNIL, qui s'est abstenu "de faire remarquer que le choix d’une inscription dans le fichier PARAFE n’en est pas un", puisque refuser ce fichage conduira, dans le climat de RGPP (Révision générale des politiques publiques) et de non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux, à subir les "affres" d'une file d'attente de plus en plus longue. Une façon comme une autre de pousser la "société civile" à plébisciter la biométrie ! Fichier PARAFE. Par affres ?, Droit Cri-Tic, 1er novembre 2010 (cf. aussi, sur ce blog, Scanner corporel ou la transparence des corps).

Contrôles de la CNIL. La CNIL a épinglé plusieurs sociétés pour non-respect de la réglementation en matière de biométrie, c'est-à-dire de non respect de l'engagement de conformité émis à l'égard de ses "autorisations uniques" (A.U.), qui permettent d'accélérer le traitement des autorisations de la CNIL, système qui repose par conséquent sur la bonne volonté des firmes. Or, celle-ci manque à désirer dans les cas suivants:
  • une société de distribution d’alimentation conserve sur fichier central les empreintes digitales de ses employés, en contradiction avec l'A.U. n°8, ce qui lui vaut une mise en demeure;
  • une société de distribution automobile fait de même, s'étant par ailleurs abstenu de déclarer le fichier (illégal) à la CNIL: mise en demeure.
  • un hypermarché ne respecte pas ses engagements en matière de vidéosurveillance et de biométrie, et son système de sécurité informatique devant assurer la non-divulgation de ces données personnelles est défaillant: mise en demeure.
  • un organisme de formation conserve sur fichier central les empreintes digitales de ses employés, en contradiction avec l'A.U. n°8: mise en demeure.
  • un club de remise en forme, qui n'a pas répondu à une mise en demeure pour une affaire semblable, est sous le coup d'un délibéré de la CNIL afin de donner suite à cette affaire.
   Cf. formation contentieuse du 21/10/10 et du 30/09/10. Ces affaires tendent à souligner à quel point les contrôles de la CNIL sont importants pour que le système des autorisations uniques, destiné à "fluidifier" le système, ne devienne pas qu'une promesse vide. Et donc, par ricochets, la nécessité de lui donner les moyens de ce contrôle... qui, malgré la gravité des faits reprochés (des supermarchés considèrent que tout comme la police, ils auraient le droit de ficher les empreintes digitales de leurs employés...), n'aboutit le plus souvent qu'à une mise en demeure.  En matière de publicité, la CNIL sait se montrer autrement plus sévère: pour la première fois, elle a fait usage de ses pouvoirs pour condamner les infractions réitérées à la loi Informatiques et libertés, en condamnant en juin 2010 une entreprise à 15 000 euros d'amende.

En cas de contentieux, ces affaires peuvent cependant donner raison aux employés: le 14 septembre, la cour d'appel de Dijon a ainsi estimé qu'un licenciement était infondé si l'employeur se servait d'un dispositif de géolocalisation non déclaré à la CNIL, à l'insu des salariés, pour prouver l'utilisation d'un véhicule de service à des fins personnelles. La CNIL en profite pour rappeler que dès 2004 une cour d'appel indiquait qu'une entreprise ne pouvait sanctionner son employé pour refus de se soumettre à un dispositif de contrôle d'accès et des horaires si celui-ci n'avait pas été déclaré. En bref, ce qui est interdit, ce n'est pas de surveiller ses salariés, mais de s'abstenir d'en informer la CNIL. 

La loi sur le voile, aubaine pour les publicitaires? La CNIL, le Code de l'environnement et les panneaux publicitaires. 

Les panneaux intelligents mis en place par les publicitaires afin de mesurer leur audience ou d'évaluer la fréquentation des lieux sont soumis à l'autorisation préalable de la CNIL, en vertu de la loi du 12 juillet 2010 (Grenelle II). Or, la CNIL rappelle que
dans la mesure où ces dispositifs collectent des données permettant d'identifier une personne physique (visages des personnes passant devant le panneau et informations techniques issues des téléphones portables), la CNIL a considéré que la loi Informatique et Libertés s'applique.
Etrangement, personne ne s'est avisé lors du débat sur le voile qu'outre le danger évident à la sécurité qu'impliquait le port d'un tissu, bien moindre, selon certaines mauvaises langues s'exprimant dans la prestigieuse revue Esprit, à celui des talons hauts, il permettait aussi aux personnes se "dissimulant le visage dans un espace public" d'échapper à la publicité !

L'art. L581-9 du Code de l'environnement dispose désormais:
Tout système de mesure automatique de l'audience d'un dispositif publicitaire ou d'analyse de la typologie ou du comportement des personnes passant à proximité d'un dispositif publicitaire est soumis à autorisation de la Commission nationale de l'informatique et des libertés.

Le recensement en Inde et l'Apocalypse. Pour certains chrétiens intégristes de l'Inde, l'opération de recensement biométrique menée dans le cadre du projet UID (Unique Identity Document), a été prophétisé dans ce passage biblique: “Et elle fit que tous, petits et grands, riches et pauvres, libres et esclaves, reçussent une marque sur leur main droite ou sur leur front, et que personne ne pût acheter ni vendre, sans avoir la marque, le nom de la bête ou le nombre de son nom.” Interviewé, un conducteur de rickshaw affirme ainsi:
La carte UID aura plusieurs fonctions. On en aura besoin pour acheter et vendre de l’immobilier, exactement ce que dit la Bible. Le projet UID s’inscrit donc dans un plan plus vaste visant à recenser les personnes et les foyers, le Recensement général de la population et de l’habitation (RGPH) des Nations unies. Et c’est précisément ce que dit l’Apocalypse au sujet du nombre ou du symbole donné à l’humanité et au recensement de tous les êtres humains par le Prince des Ténèbres.
Cf. La marque de Satan sur le recensement indien, article d'Open traduit par le Courrier international.


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