La récente affaire Facebook du licenciement de salariés pour "faute grave" en raison de la publication de messages jugés offensants vis-à-vis de l'entreprise a suscité un certain émoi. En rappelant les éléments principaux de l'affaire et certains commentaires, nous nous interrogeons sur une décision de justice qui conduit à transformer un espace de communication restreint, à savoir aux "amis des amis" sur Facebook, en espace public, où la protection au droit à la vie privée ne s'applique plus, permettant ainsi d'étendre l'emprise de l'entreprise sur ses salariés.
De l'impossibilité de dériver d'une insuffisante protection de la vie privée par les moyens techniques l'inexistence d'un droit à la vie privée
Sur Bugbrother, Jean-Marc Manach publiait, en octobre, un article intitulé Pour en finir avec les licenciements Facebook, où il semblait considérer que les échanges Facebook relevaient de la correspondance privée; une fois venu le jugement condamnant les salariés pour "rébellion envers la hiérarchie", il publie Pour en finir avec la "vie privée" sur Facebook, qui prend la position résolument inverse : sous le prétexte qu'en fait, il n'y aurait pas de "vie privée" sur Facebook, il faudrait refuser d'accorder une protection en droit du caractère privé des échanges sur de tels réseaux sociaux.
Le juriste ou le logicien n'aura pas de mal à reconnaître dans ce raisonnement le sophisme dit de Hume, parfois appelé "loi de Hume", consistant à induire d'un état de fait un devoir. En d'autres termes, que les hommes se tuent entre eux, on ne peut conclure qu'ils doivent se tuer entre eux.
Au-delà de la logique défectueuse de ce billet [voir cependant le commentaire de J.-M. Manach ci-dessous], qui a suscité un certain nombre de commentaires critiques (à juste titre), un juriste spécialiste du droit de la communication soutient lui aussi la décision des Prud'hommes... dont on verra si elle sera entérinée par la cour d'appel. Dans un billet au titre quasi-moralisateur, De tes propos sur Facebook tu te méfieras, Eric Barbry affirme en gros que, selon la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, les "murs Facebook", sur lesquels ont été tenus les propos litigieux, ne sauraient être assimilés à une "correspondance privée". Selon lui:
La correspondance privée n’est pas définie par la loi. Elle s’oppose simplement à la « communication au public par voie électronique » qui est définie à l’article 2 de la loi du 20 septembre 1986 comme « toute mise à disposition du public ou de catégories de public, par un procédé de communication électronique, de signes, de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature qui n’ont pas le caractère d’une correspondance privée ».
Le fait de « communiquer » avec ses « amis » et plus encore avec les « amis de ces amis » ne saurait être entendu comme autre chose [sic] que la mise à disposition d’une catégorie de public d’écrits » qui ne peuvent par nature [sic] relever de la « correspondance » privée.
Pour autant, tout n’est pas nécessairement « public » sur Facebook et sur les réseaux sociaux en général. Il existe en effet bien d’autres moyens de communiquer sur son « mur » ou sur son « espace partagé ». Tous les services ou presque proposent en effet des services de messagerie qui eux, par principe et sauf s’ils sont utilisés pour un envoi en masse, relèveront de la correspondance privée.
Bref, E. Barbry pense que c'est à juste titre que les prud'hommes ont considéré que communiquer sur un mur Facebook, dont l'accès était ouvert aux "amis des amis", ne saurait se prévaloir du titre de correspondance privée, à l'inverse d'un service de messagerie (donc de toutes les formes d'email, dont on sait également qu'ils peuvent être forwardés à de parfaits inconnus, et ne sont donc pas privés au sens technique, mais seulement juridique, du terme).
C'est en effet le raisonnement tenu par le conseil des prud'hommes, et c'était là le principal problème qu'ils avaient à trancher. En mai, le juriste Vincent Dufief rappelait, dans Licencié à cause de Facebook : ce que (ne) dit (pas) le droit, que:
la jurisprudence a établi les contours de ce qui était privé ou public : en substance, en droit de la presse, les tribunaux jugent que les propos sont publics lorsqu’ils sont adressés à « diverses personnes qui ne sont pas liées entre elles par une communauté d’intérêts » (Cass. Crim 24.01.1995 / Cass.civ. 23.09.1999). Tel est par exemple le cas d’une «lettre ouverte» adressée à certaines personnes, mais pouvant parfaitement être lue par d’autres (car cette lettre n’était pas confidentielle).
Or, le jugement n'a pas invoqué cette notion d'absence de "communauté d'intérêts", mais a simplement considéré que le droit au respect de la vie privée des salariés n'avait pas été violé parce que "l'usage de Facebook [permet] d'avoir accès à des informations sur la vie privée lues par des personnes auxquelles elles ne sont pas destinées". Rappelons que l'entreprise a eu vent de ces échanges par la copie d'écran du profil Facebook d'un salarié, transmise par un autre salarié, "ami d'ami" sur Facebook. Le conseil des prud'hommes précise en effet que "ce mode d'accès à Facebook dépasse la sphère privée" et que "par le mode d'accès choisi, cette page était susceptible d'être lue par des personnes extérieures à l'entreprise, nuisant à son image."
Votre vie privée n'est pas protégée dès lors que vous l'exposez à des inconnus, semblent ainsi dire les prud'hommes. On retombe en gros sur le raisonnement de J.-M. Manach. Mais comme le rappelait un collègue d'E. Barbry lors d'une interview au Post, cela soulève la difficulté de compréhension des paramètres Facebook. En bref, on présume que donner accès à son mur à "ses amis et leurs amis" constitue un exhibitionnisme volontaire de sa vie privée. N'étant pas utilisateur de Facebook, il me semble que cela n'est pas une présomption choquante.
Mais on revient à l'impossibilité humienne de conclure, d'un fait, un devoir. La justice trace ici une limite entre espace public et espace privé, considérant que donner accès aux "amis de ses amis" à son profil Facebook constitue, de fait, un abandon du respect au droit à sa vie privée. Pour E. Barbry, il en va même de la "nature" de ce mode d'accès, qui ne "saurait être considéré" comme une correspondance privée.
On est en droit de se demander: pourquoi? Certes, pour un non-utilisateur de Facebook, il s'agit sans doute d'une forme d'exhibitionnisme. Mais celle-ci reste toutefois limitée dans les cercles d'une communauté, à savoir celle des "amis de ses amis". Il ne s'agit pas, comme ici, d'un blog public. Le droit français vient pourtant d'assimiler purement et simplement les deux.
Pour J.-M. Manach, il a bien fait, car on ne peut pas "espérer pouvoir mener une “vie privée” dès lors que l’on s’exprime devant des dizaines, et plus souvent encore des centaines, d’”amis” qui n’en ont souvent que le nom, et que l’on ne connaît généralement pas vraiment". Dès lors, selon lui, cela ne doit mener à aucune censure, mais à responsabiliser les internautes. On rejoint ici le titre moralisateur du billet d'E. Barbry, "méfiez-vous de vos propos"... Peut-on croire que cette invocation à la responsabilisation ne constituerait pas, elle aussi, une forme de censure? Dans Oublier le droit à l'oubli, on avait rappelé que :
La responsabilité individuelle, fondement du droit jusqu'à nouvel ordre, n'a aucun rapport avec le fait que tous vos actes et paroles soient accessibles de façon permanente par votre patron, votre ex, vos arrières-petits-enfants ou le militant néonazi s'amusant à répertorier tous les changements de noms de personnes d'origine juive, maghrébine ou arménienne.
Contrairement à ce que prétend Hugo Roy, cité par Manach, publier un écrit n'implique pas, ipso facto, qu'il soit public. Pas, en tout cas, quand il s'agit de publication dans un cercle restreint: sinon, il n'y aurait plus aucun sens à parler de secret des correspondances. Ni non plus, par exemple, de conserver confidentiel les compte-rendus publiés de certaines délibérations, comme celles du Conseil constitutionnel, ou, pendant longtemps, des débats parlementaires. Il y a toujours eu, en fait comme en droit, des distinctions entre niveaux de publicité des écrits.
Or, le fait que Facebook ait accès aux données que vous publiez n'a rien à voir avec l'accès de votre employeur à ces mêmes données. Il s'agit bien d'un cercle restreint, celui des "amis de vos amis". Rappelons que selon L'Espace public de Habermas, la sphère publique était originellement un espace interne au privé, la "sphère des personnes privées rassemblées en un public", ou l'espace de la libre discussion. Plutôt que de prendre en compte ce degré intermédiaire entre le journal intime et la lettre ouverte, le Conseil des prud'hommes a tout simplement favorisé l'emprise de la hiérarchie de l'entreprise sur ses salariés. Il n'a pas seulement jugé les propos outranciers: il a aussi considéré qu'il ne saurait y avoir, du moins sur les réseaux sociaux, de discussion publique, à l'intérieur d'un cercle restreint, concernant l'entreprise, dès lors que les échanges sont accessibles à d'autres que les seuls employés - nuance capitale.
Cette nuance est probablement la plus importante, puisqu'elle laisse peut-être ouverte une voie étroite à la critique de l'entreprise au sein d'un groupe Facebook spécifique - mais un tel groupe pourrait-il exister sans être surveillé, voire infiltré? De plus, cette maigre possibilité contraint les salariés à séparer nettement leur vie professionnelle de leur vie personnelle. Ce qui n'est peut-être pas plus mal.
Des régimes divers de communication et de l'emprise de l'entreprise sur la vie des salariés
Le vrai débat est là: quelle position le droit doit-il adopter face à ces régimes divers de communication, oscillant entre différents degrés de publicité et de confidentialité? Refuser de prendre en compte cette échelle variable relève du manichéisme. L'autre question concerne les interesections entre la vie professionnelle et la vie personnelle. Or, si tracer une barrière entre les deux semble souhaitable, on sait - et la récente épidémie de suicides l'a rappelé de façon dramatique - à quel point celle-ci est fragile, du fait même des pratiques du management moderne.
Cela ne veut pas dire que tout propos serait acceptable dès lors qu'il serait privé. En l'espèce, on comprend qu'E. Barbry considère légitime que les propos en question aient été condamnés (il s'agissait en gros d'un "complot" sarcastique visant à se moquer à longueur de journée de la hiérarchie, forme comme une autre de résistance à l'ordre managérial, dont Bonjour Paresse avait fait l'inventaire). De là à refuser d'accorder à ces espaces intermédiaires la protection de tout droit à la vie privée...
Les autres arguments invoqués ne sont guère pertinents. En particulier, le fait que ces "amis Facebook" ne soient pas "réellement" vos "vrais" amis ne devrait rien changer à l'interprétation de cette affaire. Dans la "vraie vie", tous vos amis et les amis de vos amis sont-ils aussi vos "vrais amis"? N'est-ce pas, précisément, qu'à force d'épreuves et de trahisons, comme celle ici effectuée par l'un des salarié "ami d'ami" du licencié, que l'on reconnaît ses "vrais amis"?
Voir aussi: Oublier le droit à l'oubli, billet du 28 avril 2010.