mercredi 28 avril 2010

Oublier le droit à l'oubli?

Yan Claeyssen, président d'ETO Digital (une agence de webmarketing), s'est fendu d'une tribune sur ProClubic, intitulée de manière provocante "Pourquoi il faudrait oublier le droit à l'oubli numérique." Il s'oppose de façon virulente à ce droit revendiqué par la CNIL (Commission nationale informatique et libertés), qui rappelait en novembre 2009 qu'il n'y a "pas de liberté sans droit à l’oubli dans la société numérique". 

L'analyse de l'argumentation claire et intelligente de M. Claeyssen se révèle très instructive, dans la mesure où elle met en lumière les présupposés typiques d'une idéologie libérale voire réactionnaire de la dérégulation et de la "responsabilité" des individus, tout en risquant paradoxalement de faire le jeu de ce que même la CNIL (ne parlons pas de la Ligue des droits de l'homme ou de Pièces et mains-d'œuvre) qualifie de "société de surveillance".

Pourquoi oublier le droit à l'oubli ?

La tribune de notre expert ès marketing se fonde sur un argument pragmatique (légiférer serait inefficace) et insiste sur une dimension "philosophique" (sociologique ou culturelle, en fait): il faudrait distinguer la vie privée, concept juridique, de l'intimité, notion socio-culturelle en évolution. Par ailleurs, le "droit à l'oubli" nous amènerait au "révisionnisme numérique", rien de moins! Yan Claeyssen écrit ainsi:
  • "il est illusoire de vouloir légiférer dans un contexte technologique complexe et international (...) La loi sera inefficace (la LCEN n'a pas empêché le spam de se développer)"; 
  • ensuite, un argument "philosophique": "L'inscription de ce type de droit au sein de la constitution me semble non seulement inapplicable mais très risqué. Ce droit à l'oubli pourrait rapidement être assimilé à un droit de dire et de faire n'importe quoi sur l'ensemble des média digitaux". Il mènerait directement au "révisionnisme numérique" et nous "déresponsabiliserait".
  • enfin, il distingue le concept juridico-politique de la "vie privée" à "l'intimité" comme "construction sociale et culturelle". Dès lors, cette dernière évolue (et de citer le "village global" de McLuhan), ce qui lui fait dire: "Le concept de vie privée permet donc de fournir un cadre juridique à l'intimité. Doit-il pour autant en scléroser la définition et le périmètre ? En effet, il est évident que l'avènement d'une société hyper-connectée change quelques peu la donne."
De cela, il conclut que "ce n'est pas en légiférant que l'on protégera les individus, mais en leur apprenant à se servir de ces nouveaux supports et à les exploiter pour se protéger eux-mêmes." Bref, rien ne sert de légiférer, sans parler de constitutionnaliser ce droit à l'oubli, d'une part parce que cela n'aurait aucun effet réel, d'autre part parce que cela serait "dangereux", "déresponsabilisant" et "sclérosant". On reconnaît là le vocabulaire typique de la droite néolibérale, se prétendant à la pointe du progrès.

Comment protéger la vie privée?

Pour autant, les propositions finales de M. Claeyssen sont loin d'être provocantes ou idiotes: il faudrait "sensibiliser le public", en particulier dès l'école primaire; l'informer et favoriser la transparence sur les sites internet; faciliter la navigation anonyme et l'effacement des cookies; "faire respecter les lois déjà existantes contre la diffamation, l'usurpation d'identité, l'exploitation malhonnête de données privées, etc."

Enfin, ce PDG que nous avions pris pour un libéral se révèle beaucoup plus social-libéral que néolibéral, puisqu'il va jusqu'à rêver (ça ne fait pas de mal!) à un "service public de veille et de conseil dans l'usage, la gestion voire la défense de son image et de sa réputation sur Internet à l'instar des sociétés privées qui réalisent cette prestation pour les grandes marques".

M. Claeyssen et la CNIL

Bref, cette tribune qui se voulait provocante à l'égard de la CNIL se contente, en grande partie, de préconiser les mêmes mesures que l'autorité de protection des données personnelles souhaiterait mettre en œuvre.

La "sensibilisation du public", l'éducation à l'importance de la protection de la vie privée dès le plus jeune âge, la transparence sur les sites, la facilitation de la navigation anonyme (laquelle, en pratique, se révèle ardue) et de l'effacement des cookies (lequel, en pratique, est illusoire sur la grande majorité des sites, puisque accéder à leurs services requiert d'admettre les cookies), sont en effet des leitmotivs du G29 (autorité européenne) et de la CNIL: voir, par exemple, l'avis du G29 de 2009 sur la protection des données personnelles de l'enfant, qui ne préconise pas autre chose.

L'économiste Fabrice Rochelandet est lui bien plus sceptique que la CNIL ou que M. Claeyssen. Selon celui-là, il est en effet illusoire de vouloir conseiller les internautes alors que les soucis de protection de l'intimité et de l'anonymat varient selon chacun :
il n'y a pas de norme sociale de la vie privée. Chacun a sa propre stratégie, et se comporte comme il veut. En raison de cette pluralité de comportements, il n'existe aucune norme et il est impossible de conseiller un comportement sur internet. Les frontières bougent car les gens ont tendance à devenir des personnages publics sur internet.
M. Claeyssen ne doute pas non plus du péril constitué par l'omniprésence des traces sur Internet et la possibilité pour tout un chacun d'accéder à un ensemble de données personnelles vous concernant (toute personne ayant visité 123people.fr peut constater à quel point il peut être agréable de porter un patronyme commun). La CNIL nous met en garde :

Dès lors, comment réagir lors d’un entretien d’embauche quand votre interlocuteur vous avoue qu’il doute que vos opinions politiques, affichées sur Facebook, soient compatibles avec les valeurs de l’entreprise?
Comment gérer les conséquences sur sa vie personnelle d’une condamnation judiciaire reprise sur un site Internet, sans limitation de durée, alors même qu’une publication par voie papier n’aurait eu qu’un effet ponctuel et que le casier judiciaire prévoit l’effacement, au bout d’un certain temps, des condamnations ?
Ou encore, comment éviter qu’un bailleur refuse de louer un appartement à un jeune professionnel quand il aura trouvé sur lui des preuves d’une vie étudiante agitée, mais révolue ?
C'est ici que les positions de la CNIL et de M. Claeyssen divergent. Celle-là reconnaît la différence importante entre Internet, qui permet une centralisation de données personnelles stockée ad vitae eternam et leur accès immédiat pour tout un chacun, alors que le support papier est par définition fragmenté et difficile d'accès (l'exemple de la découverte par hasard des fichiers juifs de la Préfecture de police, compilés par André Tulard, par l'historienne Sonia Combes au début des années 1990 illustre ce qui sépare l'archivage de l'accès effectif aux archives recherchées).

Au contraire, M. Claeyssen considère que ce ne serait rien de moins que favoriser le "révisionnisme" que de pouvoir effacer ses traces sur Internet! Il rejette ainsi catégoriquement cette sage précision de la CNIL, pour qui les exemples précités:
démontrent pourquoi il serait inacceptable que l’information mise en ligne sur une personne ait vocation à demeurer fixe et intangible, alors que la nature humaine implique, précisément, que les individus changent, se contredisent, bref, évoluent tout naturellement.
Il en va, pour tous, de la protection de la liberté d’expression et de la liberté de pensée, mais aussi du droit de changer d’avis, de religion, d’opinions politiques, la possibilité de commettre des erreurs de jeunesse, puis de changer de vie.
Au nom de la lutte contre le "révisionnisme" (sic), M. Claeyssen adopte ainsi une posture essentialiste qui condamnerait chacun à être sclérosé par ses actes passés (pour reprendre ses termes). On aurait pourtant cru que le "révisionnisme numérique" concernait davantage la presse et les organismes officiels qui effacent sur leurs sites des articles ou communiqués, ne laissant plus qu'à l'archiviste du Net l'espoir qu'Internet Archives ou autre site ait pris en cache la page web.

Cependant, Claeyssen admet qu'on a le droit de protéger sa vie privée, tout en présentant l'exposition de chacun aux yeux de tous comme un "progrès" de l'intimité, une "évolution" qu'il ne faudrait pas "scléroser". Pour ceci, il s'en remet à une auto-régulation, une auto-discipline des sites Internet et des internautes "éclairés", leitmotiv non seulement de la CNIL mais de toute instance libérale, rétive à la régulation et à l'imposition de normes législatives qui "brideraient le commerce". Mais comment peut-on espérer que les sites Internet acceptent de mettre en place une politique respectueuse de la vie privée et du "droit à l'oubli" sans légiférer?

Sans parler du doux rêve de constituer une "agence publique de conseil en ligne" à l'heure des privatisations et de la réduction du déficit public, croire que le "soft law", les codes déontologiques ou l'auto-régulation des acteurs économiques suffirait révèle, au mieux, de la naïveté.

On peut ensuite s'interroger sur la question juridique proprement dite: les lois existantes suffisent-elles à protéger le droit à l'oubli? Faut-il constitutionnaliser ce dernier? Quel effet peut avoir une loi nationale dans le contexte mondial d'Internet? Ces réponses sont plus complexes que ce que notre expert ès webmarketing voudrait nous laisser croire.

D'une part, il est faux de dire qu'une loi nationale serait totalement inefficace: l'interdiction des sites négationnistes est bien effective en France, même s'il est des moyens de la contourner. Au prétexte que certains internautes malins et avertis savent détourner certaines interdictions, faut-il croire que celles-ci "ne servent à rien"? A tout le moins, elles ralentissent le temps de connexion, puisque l'usage de proxies via le programme Tor (qui ne garantit pas l'anonymat absolu), seul moyen de contourner ce genre de censure, n'est pas la meilleure manière de "surfer" rapidement.

D'autre part, si la CNIL, qui n'est pas connue pour être une opposante féroce au libéralisme et au commerce, préconise de mettre en place un "droit à l'oubli" effectif dans l'ordre juridique, c'est bien parce qu'elle considère que le "soft law" et les recommandations concernant l'éducation du public ne sont pas suffisantes. On serait ici plus enclin à croire les services juridiques de la CNIL que la tribune d'un webmarketeur, fût-il brillant.

Enfin, il n'est pas inutile de souligner le caractère contradictoire de la proposition de M. Claeyssen, qui dans le même temps affirme qu'un droit à l'oubli effectif "permettrait de dire n'importe quoi", et préconise l'application des lois sur la diffamation. Il est clair que l'argument selon lequel la capacité d'effacer des données personnelles stockées et utilisées par d'autres utilisateurs que soi-même n'a aucun rapport avec la "déresponsabilisation" et le fait de "pouvoir dire n'importe quoi".

La responsabilité individuelle, fondement du droit jusqu'à nouvel ordre, n'a aucun rapport avec le fait que tous vos actes et paroles soient accessibles de façon permanente par votre patron, votre ex, vos arrières-petits-enfants ou le militant néonazi s'amusant à répertorier tous les changements de noms de personnes d'origine juive, maghrébine ou arménienne.

Bref, la tribune de M. Claeyssen est non seulement truffée de contradictions logiques, en ce qu'il préconise d'adapter le droit à la vie privée à l'évolution de la notion d'intimité, c'est-à-dire, ni plus ni moins, d'accepter la dissolution de l'intimité, tout en prétendant qu'une auto-régulation suffirait à protéger celle-ci, mais confond allègrement la "responsabilité" avec une société de surveillance bien éloignée de la philosophie des théoriciens du libéralisme politique classique.

Sur le plan juridique, elle révèle une ignorance flagrante de l'équilibre entre les différents droits et libertés, ainsi que de la différence entre l'importance d'une norme juridique et son efficacité, ou possibilité d'application: si le droit prévoit des sanctions, c'est bien parce qu'il est parfaitement au courant que ses normes ne sont pas toujours respectées, et qu'il y a toujours plus malin que la loi. Enfin, toute recommandation, "éthique" ou "déontologie" n'a aucun sens si elle ne peut s'appuyer, quelque part, sur des éléments juridiques solides: comment peut-on avoir confiance en Google, FaceBook ou 123people.fr pour préserver son intimité et garantir le respect du droit à la vie privée?  

Cette tribune, et ce "droit de réponse", seront-ils, un jour, oubliés?

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Alma Whitten et Peter Fleischer, responsables des données personnelles chez Google, « Le droit à l'oubli ne doit pas aboutir à une possible censure », Les Echos, 20/04/10

Fabrice Rochelandet : «Il est impossible de garder le contrôle de ses données sur internet», Les Echos, 14/04/10

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