mercredi 9 décembre 2015

Censure du Conseil d'Etat sur le fichier de la carte d'identité

Le 18 novembre*, le Conseil d'Etat a effectué une magistrale leçon d'indépendance du droit et du temps juridique à l'égard du politique, en obligeant l'Etat à mettre un terme à la conservation illimitée de l'empreinte digitale prélevée lors d'une demande de carte d'identité.

Il lui a en effet demandé de revoir l'article 5 du décret n° 55-1397 du 22 octobre 1955 instituant la carte nationale d’identité (CNI) - comme l'a rapporté le site Legalis -, suite aux demandes de deux dames qui, par ces procédures, ont réussi à mettre un terme à une situation illégale depuis... 1987 ! Nous les saluons bien bas !

Un héritage de l'ère Pasqua

Cet article concerne le prélèvement, et la conservation pour une durée illimitée d'une empreinte digitale, et cela à deux fins : "la détection des tentatives d'obtention ou d'utilisation frauduleuse d'un titre d'identité" et "l'identification certaine d'une personne dans le cadre d'une procédure judiciaire." Il n'existait pas dans le décret de 1955, et a été introduit sous sa forme actuelle par le décret n°87-179, qui mettait en place la "carte Pasqua".

Cette empreinte était seulement "conservée au dossier par le service gestionnaire de la carte", autrement dit, elle n'est pas intégrée au fichier informatique centralisé mis en place par Pasqua (décret n°87-178). Les décrets Pasqua ont été abrogé sous Jospin, mais le relevé de l'empreinte et sa conservation dans un fichier local ont été conservés (décret n°99-973).

Une circulaire de l'Intérieur, de 2000**, précisait que cette empreinte de l'index, qui figure "dans le dossier de demande et non sur la carte", doit être prélevée y compris chez les mineurs:
"Les enfants mineurs, quel que soit leur âge, ne sont nullement exclus de l'opération de la prise d'empreinte digitale dont l'objet est de détecter les tentatives d'obtention ou d'utilisation frauduleuse d'un titre d'identité et de permettre également de lutter contre les usurpations d'identité. Toutefois, les enfants en bas âge peuvent être dispensés [ndlr: mais ne le sont donc pas nécessairement] du relevé d'empreinte digitale qui ne devra être fait systématiquement qu'à partir de l'âge de seize ans, âge à partir duquel les mineurs sont responsables pénalement."
Ce qui est absurde, puisque les empreintes digitales ne sont pas stabilisées chez les enfants, d'où la gêne certaine marquée par cette circulaire qui indique qu'il faut procéder au prélèvement mais que ce n'est pas obligatoire (on imagine ce qu'ont dû en penser les préfets à qui, en gros, on disait de faire comme bon il leur semblait...). C'est pourquoi il y a bien une limite d'âge (12 ans) prévue pour le prélèvement des empreintes lors de la demande d'un passeport (règlement 444/2009 du Parlement européen et du Conseil, art. 1).

La carte d'identité biométrique de 2012

Quoi qu'il en soit, avec la loi n°2012-410 "relative à la protection de l'identité" (thème à la mode...), les empreintes digitales (on ne sait pas combien) sont stockées sur une puce biométrique présente sur la carte d'identité. Bien que la loi parle "des empreintes", le seul décret sur le sujet ne parle que d'une empreinte, et ne fait pas référence à une puce biométrique, donc cette carte d'identité biométrique reste pour le moment virtuelle, au niveau du droit. En tout état de cause, les dispositions ayant visé à créer un fichier national biométrique, qui avaient suscité des critiques légitimes (voir les multiples articles sur le fichier de 45 millions de "gens honnêtes" sur le blog Bug Brother) - et qui n'étaient qu'une reprise du vieux projet INES ("Identité nationale électronique sécurisée") de 2002 - , ont été censurées par le Conseil constitutionnel. Ne reste donc que le vieux fichier Pasqua.

Or, le Conseil d'Etat a précisé qu'en application de la loi Informatique et libertés de 1978, une durée de conservation proportionnée doit être prévue pour ces données sensibles que sont les empreintes. D'où la censure du décret (le Conseil précise que la loi de 1978 s'applique aux fichiers qui ne sont pas informatisés, ce qui, du reste, est une évidence à la lecture de celle-ci).

Un contexte sensible

Cette décision intervient moins d'une semaine après les attentats du 13 novembre. L'état d'urgence avait déjà été proclamé, ce qui n'a pas empêché les juges de faire leur travail - qu'ils font moins bien en ce qui concerne le contrôle des assignations à résidence, à en croire les diverses affaires rapportées par Le Monde (dont celle sur le catholique assigné à résidence pour salafisme - sic). Les médias avaient rapporté, à tort, qu'un des terroristes (Samy Amimour) à qui on avait retiré les papiers pour le dissuader de partir en Syrie les avaient récupérés tout simplement en faisant une déclaration de perte (cf. Slate qui explique le quiproquo).

Quoi qu'il en soit, voilà une décision qui, s'inspirant de l'arrêt Stephen et Marper de la Cour européenne des droits de l'homme (2009), est à saluer. Et ce, bien qu'elle constitue un barrage fragile face aux demandes de la police qui vise tous azimuts (cf. Le Monde du 5/12/15 et le billet de Pixel)...

Les suites de l'arrêt du CE de 2011 sur les six empreintes en trop prélevées lors d'une demande de passeport 



D'autant plus que, bien que la CNIL se targue de faire son travail en contrôlant que l'Etat efface bien les empreintes en trop prélevées lors d'une demande de passeport (puisque depuis un arrêt du Conseil d'Etat de 2011 l'Etat ne doit en prélever que deux, et pas huit), les services de l'Etat continuent de prélever huit empreintes. En tout cas, ils m'y ont obligé pour mon passeport demandé en septembre 2014... La CNIL prétend même que c'est normal, l'Etat sélectionnant ensuite les deux meilleures empreintes.

Cela est pourtant contraire au décret de 2005 sur les passeports, tel que modifié par le décret 2012-497 pris après l'arrêt du CE et avis de la CNIL ! Celui-ci précise bien, en effet, que seules les empreintes des index doivent être prises (art. 6-1).

Dans ces conditions, on reste sceptique... Et croit-on vraiment que la CNIL contrôlera dans chaque préfecture les dossiers de demande de carte d'identité afin de vérifier que les empreintes n'y figurent plus au bout d'une durée à fixer (10 ans? 15 ans?)... 

*La date du 18 décembre donnée par Legalis dans sa présentation de sa décision est une coquille.
 **Circulaire du 10 janvier 2000, NOR : INTD0000001C
***Article modifié le 17 déc. 2015 sur la dernière partie.


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