vendredi 15 juin 2012

De la zone à l'état d'exception? Amsterdam et les récépissés de contrôle d'identité

A l'heure où le PS met sur la table une proposition intéressante concernant les récépissés de contrôle d'identité, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) entérine une procédure inquiétante du droit néerlandais concernant les fouilles corporelles, dites "préventives" (Colon c. Pays-Bas, 15 mai 2012).

Regards croisés sur ces deux questions, avec détours sur le débat américain au sujet du "profilage racial", la "guerre contre la drogue" et réflexions critiques concernant la légitimité des contrôles policiers efficaces et fondés exclusivement sur des "critères objectifs", terme qui ne désigne non pas la baisse générale de la délinquance mais le "taux de réussite" de ces contrôles.

Une "zone à risque" depuis 2002

La "zone à risque" d'Amsterdam, en vigueur depuis 2002.


Le 20 novembre 2002, le bourgmestre d'Amsterdam a promulgué un arrêté classant la quasi-totalité du centre-ville en "zone à risque" ("veiligheidsrisicogebieden") pour une durée de six mois, arrêté sans cesse reconduit depuis. Il fut ainsi renouvelé en 2003 pour un an, puis de nouveau en 2004 et 2005, et encore plusieurs fois, puisqu'en 2009 la CEDH fut informée que la zone avait été décrétée "à risque" pour la 7ème fois consécutive !

Or, cet acte administratif permet au procureur public d'autoriser ponctuellement, durant une période de 12 heures, les "fouilles préventives" (preventief fouielleren) de toute personne présente dans cette "zone à risque" à la recherche d'armes. Motif: un "taux de délinquance" dramatique dans cette large zone englobant le "quartier rouge", la gare et les lieux de fête (restos, bars, etc.) - mais allant bien au-delà de ces quartiers précis, comme ne manqua pas de le relever le plaignant.

Et si le métro parisien était une "zone à risque"? 

La législation et la jurisprudence française sont à la fois plus et moins restrictives. En effet, le droit français distingue contrôles d'identité de police judiciaire et de police administrative.

Dans le premier cas, les contrôles d'identité doivent être justifiés par des "soupçons" à l'égard d'une personne, qu'il ait ou qu'il s'apprête à commettre une infraction (art. 78-2, alinéa 1, du Code de procédure pénale, CPP). Certes, la notion de "raisons plausibles de soupçonner" est interprétée de façon assez relâchée par les tribunaux: ainsi, l'acte de faire demi-tour lorsque l'on croise la police dans la rue suffit à faire de vous un suspect !

Dans le second cas, qui nous intéresse ici, le procureur de la République peut désigner une zone déterminée, au motif de la préservation de l'ordre public, au sein de laquelle la police est habilitée à y contrôler toute personne sans justification pendant un maximum de quatre heures (art. 78-2, al. 2 du CPP).

En ceci, la législation française est moins restrictive qu'aux Pays-Bas, puisque le procureur a nul besoin d'un arrêté préfectoral ou municipal pour décréter une telle zone. En revanche, la jurisprudence a fixé certaines limites à l'étendue spatio-temporelle de cette zone, qui font qu'il serait hautement improbable qu'une zone aussi large que celle décrétée "à risque" à Amsterdam fasse l'objet d'une mesure similaire en France.

Un arrêt célèbre de la Cour de cassation de 1984 avait déjà fixé ce cap. La Cour avait alors suivi les conclusions de l'avocat général Dontenwille, qui soulignait l'incongruité de considérer l'ensemble du métro parisien comme une "zone dangereuse" justifiant la possibilité de contrôler tout un chacun. Le GISTI le rappelle bien dans son guide sur les contrôles d'identité:
Les contrôles d'identité effectués dans le métro, sans qu'il soit fait mention dans le procès-verbal de la dangerosité propre à la station et de l'actualité de ce danger, sont illégaux. Il en est de même des interpellations effectuées dans un quartier pointé comme dangereux. La Cour de cassation a également jugé que les contrôles opérés dans le cadre du plan Vigipirate ne sont pas suffisamment motivés, lorsque la menace terroriste ayant justifié sa mise en œuvre n'est plus actuelle.
Ajoutons que de façon surprenante, puisqu'on n'en connaît pas la base légale, le rapport d'Human Rights Watch de janvier 2012 (« La base de l’humiliation. Les contrôles d’identité abusifs en France »), indiquait, en citant Thierry Claire et Renaud Vedel, récemment nommé directeur-adjoint du cabinet de M. Valls:  
Il est important de noter que les commissaires peuvent, sur la base d’une analyse de rapports de police, désigner une zone qu’ils considèrent comme étant touchée par une criminalité particulièrement élevée, laissant à la police, dans cette zone, le champ libre pour procéder à des contrôles d’identité sans soupçons individualisés. Dans ces circonstances, le procureur n’exerce pas de contrôle, et l’autorisation accordée à la police n’est soumise à une supervision judiciaire que si un contrôle d’identité conduit à une arrestation ou autre procédure.
L'affaire aux Pays-Bas : un acquittement cassé par la Cour suprême

En février 2004, le plaignant fut interpellé et embarqué au poste pour avoir refusé de se soumettre à une fouille au corps. Ceci lui valu une amende de 150 euros en première instance, avant d'être acquitté en appel. La Cour d'appel souligna alors que  le bourgmestre avait contrevenu à la loi en n'expliquant pas pourquoi l'arrêté couvrait une "zone à risque" si large et durant une aussi longue période ; la section 151b du Municipalities Act autorisant le bourgmestre à décréter de telles "zones à risque" indique en effet : "La désignation d'une "zone à risque" (security risk area) est d'une durée limitée et couvre une zone géographique qui n'est pas plus large que strictement nécessaire pour maintenir l'ordre public".

L'affaire rebondit devant la Cour suprême, qui renvoie l'affaire en appel, la Cour d'appel jugeant finalement l'arrêté municipal légal et coupable le plaignant, sans toutefois lui imposer de peine... et témoignant, ce faisant, d'un certain embarras ! 

Par ailleurs, le plaignant contesta également la validité de l'arrêté devant les juridictions administratives. Celles-ci lui donnèrent tort, au motif qu'il n'était pas directement concerné par la mesure, ne vivant ni ne travaillant dans la "zone à risque". Le fait qu'il s'y rendait pour voir des amis et travaillait à titre bénévole ne fut pas jugé suffisant pour le considérer comme doté d'un intérêt légitime à agir - détail qui montre en quelle haute estime nos tribunaux tiennent la sociabilité et le travail associatif !

Le plaignant saisi alors la CEDH, invoquant une violation de sa vie privée, de sa liberté de circulation et une discrimination en ce qu'on lui refusait tout intérêt à agir pour les motifs évoqués ci-dessus. La Cour européenne reconnu sa qualité à agir (§58-61 de la décision, "statut de victime"), mais déclara irrecevable la requête.

Une analyse juridique paradoxale, où comment pérenniser des mesures d'exception en toute légalité

L'analyse de la décision Colon contre Pays-Bas par N. Hervieu (« Conventionalité des opérations policières de “fouilles corporelles préventives“ dans une zone à risque » [PDF] in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 8 juin 2012) met en exergue la gravité de cette décision d'irrecevabilité de la CEDH, laquelle n'a pas même pris la peine d'examiner véritablement l'affaire, mais a toutefois jugé possible de se prononcer sur le fond.

Sur le plan de la forme juridique, ceci contribue à brouiller "la frontière tracée entre une décision et un arrêt". Sur le fond, cela soulève des questions liées à la pérennisation de mesures d'exception, semblables à celles prises après le 11 septembre 2001 dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Le fait que cet arrêté du maire d'Amsterdam ait été pris en novembre 2002, soit un an après l'instauration de ce climat délétère en termes de respect des libertés publiques, n'est pas innocent - pas plus que le fait d'avoir modifié en 2003 la loi française, en substituant à l' "indice faisant présumer" d'un délit les "raisons plausibles de soupçonner" un individu.

Or, N. Hervieu souligne plusieurs questions vitales:
  • d'une part, la CEDH décide d'accorder une large marge d'appréciation aux autorités nationales concernant l'équilibre entre sécurité et libertés en matières de mesures de police et de maintien de l'ordre, les autorités judiciaires nationales concédant elles-mêmes une large marge d'appréciation aux autorités administratives ;
  • d'autre part, elle se réfugie derrière un hypothétique contrôle démocratique assurant le bon usage de telles dispositions d'exception, et "ne s’interroge pas sur le renouvellement continu pendant dix ans d’un régime justifié initialement par des considérations exceptionnelles."
En effet, la Cour souligne que l'arrêté municipal décrétant la quasi-totalité du centre d'Amsterdam "zone à risque" est soumis au contrôle politique et judiciaire. D'abod, il s'effectue à travers d'une délibération du conseil municipal autorisant le maire à prendre cette mesure (by-law). Ensuite, celle-ci peut être contestée devant les juridictions administratives, avec le succès que nous avons vu. Enfin, en cas de poursuite judiciaire pour refus d'obtempérer, la décision ponctuelle du procureur d'autoriser durant une période de 12 heures toute fouille dans cette "zone à risque" peut être contrôlée par les juridictions pénales - avec, de nouveau, le succès que nous avons vu. 

Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes, puisqu'un organe démocratiquement élu est à l'origine du pouvoir du maire de décréter le centre-ville d'Amsterdam comme "à risque" et que des garanties judiciaires entourent et la décision du maire, et celle, qui s'enchaîne, du procureur - lequel n'est pourtant pas, au sens de la Convention européenne des droits de l'homme, une autorité judiciaire indépendante.

Qu'importe, donc, si tant les principes constitutionnels de nos démocraties que le Municipalities Act précisent que la "zone à risque" doit englober un espace géographique strictement limité et être également limité dans le temps ! Le bon sens devrait suffire à montrer qu'une zone d'exception en vigueur quasi-continuellement de 2002 à 2010 au moins, l'arrêté ayant été renouvelé au minimum sept fois pour des durées allant de 6 à 24 mois, et couvrant un espace aussi large, contrevient clairement à ces règles. Que nenni, répondent les juges !

Cela soulève un "curieux paradoxe", relevé par N. Hervieu:
En soulignant que cette technique des fouilles est « complémentaire à d’autres mesures destinées à prévenir les délits violents » (§ 91) et qu’elle est une réponse au « niveau de criminalité dans la zone concernée » (§ 94), la Cour entérine la pertinence même d’un tel mécanisme de contrôle. Au surplus, divers rapports d’évaluation (§ 22-31) ont constaté que « les fouilles préventives ont eu produit les effets escomptés en aidant à réduire la délinquance violente à Amsterdam » (§ 94). Cette lecture n’est cependant pas univoque. Il est en effet paradoxal que le renouvellement continu du classement en « zone à risque » depuis 2002 ait été parallèlement motivé par « l’insuffisante baisse du nombre de crimes violents » (§ 5). Il y a là un curieux paradoxe : l’efficacité de cette technique justifierait son création et son existence. Mais ses insuffisances légitimeraient son maintien à long terme. 
Le cercle vicieux du profilage : les contrôles d'identité sur des "critères objectifs" sont-ils plus efficaces que les "contrôles au faciès"?  
"Quand on leur a demandé pourquoi ils nous ont choisis [pour le contrôle] (...) ils ont répondu ‘Un Arabe et un Noir sur une moto sur Paris, ça nous fait peur’."

Abdi, 25 ans, Saint Denis, 28 juin 2011

"Qu’est-ce que vous voulez que je dise ? Que ça [le profilage ethnique] n’existe pas ?"

Christophe Cousin, Chef du bureau des affaires politiques et administratives, Préfecture de Lille, 30 septembre 2011
(...)

Yannick Danio, porte-parole de l’Unité SGP Police (syndicat de la police), a insisté sur le fait que « l’habillement reste [le facteur] principal, l’origine est en deuxième lieu, et le quartier en troisième. » Il a expliqué que les stéréotypes pouvaient pousser les policiers à présumer qu’une personne habillée dans un style hip-hop « fume inévitablement de l’herbe » et par conséquent à la contrôler .
Extraits du rapport d'Human Rights Watch (janvier 2012):
« La base de l’humiliation. Les contrôles d’identité abusifs en France ».
Au-delà de l'analyse juridique, cette décision d'irrecevabilité, qui se fonde entre autres sur des considérations d'ordre criminologique, suscite des questions politiques qui rejoignent d'une part le débat sur les contrôles d'identité et les "contrôles au faciès" et plus largement, l'efficacité et l'orientation de la politique pénale, et d'autre part la banalisation des régimes d'exception consécutives au 11 septembre.

Les contrôles au faciès, des Etats-Unis à l'Europe

Le débat sur les "contrôles au faciès" a été relancé par la suggestion du gouvernement Ayrault de mettre en place des récépissés délivrés par les agents des forces de l'ordre lors des contrôles d'identité. En vigueur au Royaume-Uni, cette initiative a été suggérée par l'Agence européenne des droits fondamentaux en 2010 dans son Guide pour comprendre et prévenir le profilage ethnique discriminatoire, puis reprise dans le rapport d'Human Rights Watch de janvier 2012, « La base de l’humiliation. Les contrôles d’identité abusifs en France », et par le collectif Stop le contrôle au faciès.

La controverse fait aussi rage outre-atlantique, où l'on parle de "profilage racial". Un éditorial du Washington Post (9/6/12), "Reforming stop-and-frisk", évoque d'ailleurs la suggestion française des récépissés de contrôle d'identité comme une bonne idée à retenir... Il semble pourtant, selon le même édito, qu'une mesure similaire existe déjà à New York, puisque les officiers du NYPD sont encouragés à délivrer des "cartes" lors des fouilles indiquant les motifs de celles-ci. Sans doute est-elle jugée insuffisante.     

Or, la CEDH nous invite à replacer sa décision dans ce contexte plus large, puisque la "zone à risque" et les fouilles corporelles sont justifiées par des chiffres de la délinquance et semblent viser presque explicitement une certaine catégorie de la population, et que la Cour de Strasbourg rappelle que cet arrêté d'exception prend place dans le cadre de mesures plus larges de lutte contre la criminalité, incluant "une amnistie générale" pour les personnes déposant leurs armes illégales à la police, "l'utilisation de caméras de surveillance", et "une politique vigoureuse pour faire face aux comportements antisociaux des jeunes personnes" (§82).    

Ce sont donc très officiellement les jeunes qui sont visés par ces mesures. De là à dire qu'il s'agit des "jeunes basanés", ou des "jeunes banlieusards", voilà un pas que ni le bourgmestre d'Amsterdam, ni Strasbourg, ne franchiraient ! En l'absence de données sur l'origine socio-économique ou/et ethnique des individus contrôlés à Amsterdam, on s'en tiendra à l'affirmation explicite d'un "profilage" ou "ciblage" des individus "à risque" qui sont l'objet de ces mesures de police. En France, on ne dispose que d'estimations, telles que celles du rapport d'HRW ou de l'Agence européenne des droits fondamentaux (Contrôles de police et minorités, 2010).

Notons que le Washington Post rapporte qu'à New York, selon une ONG, les jeunes Noirs et Latinos de 14 à 24 ans représentent 42% des personnes fouillées en 2011, alors qu'ils ne représentent que 4,2% de l'ensemble de la population new-yorkaise ! En dehors de l'âge, 87% des 700 000 personnes fouillées à New York en 2011 étaient noires ou latinos. 

Les limites des récépissés de contrôle d'identité

On ne peut que se féliciter, dans l'ensemble, de la suggestion des récépissés de contrôle d'identité, et espérer que celle-ci soit retenue malgré la bronca de la droite et de syndicats de policiers. Sans se prononcer sur le contenu exact des données qui y seraient inscrites, et notamment sur la question des "données ethniques", ils permettraient d'avoir une idée du nombre de contrôles d'identité qui sont effectués. 

Mais contrairement à ce qu'espèrent tant l'Agence européenne des droits fondamentaux qu'Human Rights Watch ou le collectif Stop le contrôle au faciès, il ne suffit pas d' "objectiver" les contrôles d'identité et d'éliminer les "contrôles au faciès" pour supprimer le "profilage racial" ou, plus généralement, le ciblage des contrôles sur les jeunes.

Ceci est très net aux Etats-Unis, où la catégorie de "race" imprègne l'ensemble de la culture, de la société et de l'économie. Une tribune du Washington Post (15/05/12) note ainsi que s'il est évident qu'il existe un profilage racial à New York, le maire Michael Bloomberg invoque à bon droit le fait que 90% des victimes d'homicide sont noires ou hispaniques, et que la moitié des meurtres dans la Big Apple sont commis par des Noirs, bien que ces derniers ne représentent que 12,6% de la population.    

En d'autres termes, objectiver les contrôles d'identité en luttant contre le racisme ou l'anti-jeunisme est certes louable, mais ne suffirait pas à mettre un terme au "profilage racial" ou des jeunes si l'on admet que certaines infractions, notamment aux biens ou/et aux personnes, sont davantage le fait de certaines catégories de populations que d'autres. Il n'est évidemment pas question ici de dire que les agressions, par exemple, sont le seul fait de la "racaille de banlieue" - des documentaires télévisés ou le livre de Pierre Joxe sur la justice des mineurs, Pas de quartier?, évoquent bien des exemples de "bourgeois blancs" qui s'encanaillent en commettant une série de cambriolages ou d'agressions. Mais il serait tout aussi idiot de nier que ce type de délinquance est fortement corrélé non pas à l'origine ethnique, mais au statut socio-économique, lequel est lui-même corrélé d'une part à l'origine ethnique et d'autre part à l'origine géographique, c'est-à-dire au lieu de résidence. Comme le dit un policier de Bobigny interrogé par HRW :  
C’est pas pour [les] embêter, si on y va, c’est parce que quelqu’un nous a téléphoné. On peut pas laisser qu’ils pourrissent la vie pour toute une cité. Ce sont les jeunes entre quatorze et vingt ans qui font les bêtises. Si je veux trouver quelque chose, c’est logique, évident que je vais contrôler les jeunes et pas les anciens. Ici il y a 90% d’origine étrangère, donc c’est normal que la plupart des gens que je contrôle soient d’origine étrangère. C’est pas un acte raciste. C’est la réalité qui parle. Si c’étaient des Suédoises, je les contrôlerais de même. On t’embête parce que tu as cassé quelque chose, parce que tu ne dégages pas. On t’embête pas parce que tu es noir.
Ce policier souligne explicitement les motifs "objectifs" justifiant le ciblage des contrôles sur une catégorie de la population plutôt qu'une autre : maximaliser le "taux de réussite", c'est-à-dire le ratio entre le nombre de contrôles et le nombre d'infractions découvertes, implique de cibler les contrôles sur les populations "suspectes", non pas par leurs caractéristiques inhérentes comme veut le croire le discours raciste ou/et xénophobe, mais du fait qu'elles font davantage de "bêtises" que d'autres.

Nuançons : "davantage de bêtises", c'est-à-dire surtout davantage d'infractions facilement verbalisables (consommation ou vente de cannabis, par exemple, dont la dépénalisation envisagée par le gouverneur de New York, voire surtout la légalisation, permettrait de supprimer une bonne part des contrôles d'identité) ou jugées comme préoccupantes par les pouvoirs publics parce que participant fortement du "sentiment d'insécurité" ("incivilités", en particulier commises dans les "quartiers en difficulté"). En bref, que les "ados parisiens aisés consomment plus de drogues" que leurs homologues des cités ne conduit pas la police à les cibler autant lors des contrôles d'identité ; mais ils demeurent plus ciblés que les "vieux parisiens aisés". 

Cette nuance faite, à supposer que la police intervienne sans une once de préjugés, l'efficacité de son travail, concrétisée par les chiffres d'interpellation, dépend d'un certain ciblage des individus à contrôler (par exemple, les jeunes qui portent des T-shirts Bob Marley, qu'ils soient blancs ou noirs, ou ceux qui portent des Doc-Martens, des piercings, etc.). 

Tout le débat est donc de savoir si l'efficacité du travail de police doit être mesurée par les "taux de réussite" des contrôles d'identité, ou plutôt par la baisse du taux général de criminalité. Tant que l'on s'en tient aux premiers chiffres, récépissé ou pas, les contrôles d'identité cibleront davantage les jeunes, les "minorités visibles" et "les quartiers".

Le profilage spatial à Amsterdam et les "chiffres de la délinquance"

La "zone à risque" d'Amsterdam, tout comme les contrôles d'identité sur réquisition du procureur en France, transfèrent la notion d' "individus à risque" ou "suspects" vers la notion de "zone" ou d' "espace à risque" : il s'agit ni plus ni moins que de prétendre s'appuyer sur des "critères objectifs" ("taux de délinquance", etc.) pour justifier légitimer les contrôles plutôt que sur les critères subjectifs utilisés par les policiers dans le cadre de leur travail, ces derniers étant soupçonnés, à tort ou à raison, d'être parfois motivés par des préjugés racistes. Mais de fait, de telles autorisations de contrôle sur des zones, plutôt que ciblant des individus soupçonnés de tel ou tel délit, conduit tout simplement à faire de toute personne transitant par ces zones un "individu à risque": le profilage devient spatial. Et puisque la police ne peut fouiller tous les individus transitant dans le centre-ville d'Amsterdam, à ce profilage spatial s'ajoute nécessairement les critères subjectifs qu'elle utilise de façon ordinaire.

Or, l'arrêté du bourgmestre se fonde sur des statistiques de délinquance, en l'espèce concernant les incidents au cours desquels des armes (blanches ou à feu) ont été utilisées, chiffres dont le sociologue L. Muchielli a montré à de nombreuses reprises combien il sont à prendre avec des pincettes - leur validité a d'ailleurs été contestée par le requérant (§17).

Le paradoxe se double d'un cercle vicieux: l'activité de la police s'intensifiant dans cette "zone à risque", les fouilles se généralisant, il est inévitable qu'elle va trouver plus d'armes lors de ces fouilles que si elle ne fouillait personne, ou seulement les "suspects" (selon la logique habituelle des contrôles d'identité judiciaires). Dès lors, on va instrumentaliser ces "chiffres de la délinquance", qui ne reflètent en fait que l'activité policière, et affirmer que loin d'avoir décrue, la délinquance a augmenté - confondant ainsi la "délinquance réelle", qui par définition est rétive à toute mesure, et la "délinquance perçue", qui coïncide avec les taux d'interpellation. Ce qui justifie le maintien des mesures d'exception, et donc l'augmentation des "chiffres de la délinquance", puisque davantage d'armes sont trouvées lors de fouilles plus nombreuses. Etc. Si, au contraire, ces chiffres baissent, on les invoquera pour justifier l'efficacité de l'augmentation des contrôles.

On dira: très bien, ceci permet d'appréhender davantage de "délinquants", et donc in fine de faire baisser la délinquance - n'est-ce pas ce qu'on appelle "lutter contre la délinquance?". Mais une telle affirmation, comme le montre B. Harcourt dans Against Prediction (Univ. of Chicago Press, 2006), ne va pas de soi : elle suppose qu'augmenter la pression policière suffira à faire baisser la délinquance, quelle que soit son type. Or, nul besoin d'être un "béni-oui-oui" pour penser que la délinquance ne dépend pas exclusivement du facteur de répression policière d'un Etat, mais connaît aussi d'autres causes, notamment socio-économiques.

Et on comprendra aisément qu'autoriser les fouilles discrétionnaires dans une zone vaste comme le centre-ville d'Amsterdam, et ainsi intensifier la pression policière, induit des effets pervers sur le climat social et les relations entre la population et la police - sans qu'il soit besoin d'accuser la police de racisme, on peut raisonnablement conclure que celle-ci contrôle davantage les jeunes que les mamies - à moins de lire un peu trop de romans de Daniel Pennac ou d'Agatha Christie. 

D'ailleurs, les chiffres fournis par le bourgmestre montreraient que la police agit avec professionnalisme, puisque 95% des fouilles préventives menées de 2002 à 2005 auraient abouti à trouver au moins une arme. La Cour indique en outre :
Rien que pour le centre-ville d'Amsterdam, il a été noté que le nombre d'incidents liés à des armes a baissé de 773 à 728 entre le 1er novembre 2002 et le 1er juillet 2003 ; de 728 à 640 du 1er juillet 2003 au 1er juillet 2004 ; et de 640 à 500 du 1er juillet 2004 au 1er juillet 2005 (§17). 
Elle cite cependant (§24) un rapport indépendant de 2006, commandité par la mairie, qui évoque des chiffres officiels largement fantaisistes. Au contraire, entre 2002 et 2003, "une arme aurait été trouvée pour 28 personnes fouillées", soit un "taux de réussite" de 3,5% ! On est loin des 95% officiels ! Ce serait une arme pour chaque 37 personnes entre 2004 et 2005, soit 2,70% de "réussite", et une arme pour 40 personnes entre 2005 et 2006, soit 2,5% de "réussite" ! 

Soulignons toute la difficulté d'interpréter ces chiffres, et la possibilité de leur faire dire ce que l'on veut: un fort "taux de succès", en l'espèce de découverte d'arme illégale, peut être interprété comme témoignant de l'efficacité des contrôles. Mais à l'inverse, et comme le soutient le maire de New York, un très faible "taux de résultats" des fouilles, soit 780 armes confisquées pour près de 700 000 fouilles dans l'année, peut aussi être invoqué comme signe de la réussite du programme. C'est ce qu'on appelle être gagnant-gagnant, les mesures extraordinaires de police étant jugées légitimes quelles que soit le résultat de ces fouilles !

Une telle ambiguïté est explicite dans la décision de la Cour, qui déclare (§94):
Finalement, la Cour ne peut pas ne pas prendre en compte le niveau de crime dans la zone concernée. La Cour n'est pas disposée à mettre en doute le nombre d'incidents liés aux armes tel qu'invoqué par le bourgmestre [dans son arrêté municipal]. Les chiffres donnés par le bourgmestre, ainsi que l'information contenue dans les rapports d'évaluation [de l'institut indépendant]  rendent évidents que les fouilles préventives ont l'effet voulu d'aider à réduire les crimes violents à Amsterdam.
N. Hervieu a souligné le paradoxe faisant que l'efficacité alléguée de ces mesures justifient leur promulgation et leur légitimation, alors que leur insuffisance justifie la prorogation continuelle de l'état d'exception localisé. Il y a ici un autre paradoxe, puisque la Cour cite les chiffres tout à fait contradictoires du bourgmestre et du rapport indépendant, invoquant d'un côté des "taux de réussite" de 95% et de l'autre de moins de 5%, comme même preuve montrant l'efficacité dans la prévention des crimes violents !

Le fait de pouvoir citer des chiffres aussi contraires à l'appui de la prétention d'efficacité des résultats indique que ce débat criminologique ne saurait, d'aucune façon, fournir de base légitime à une décision juridique et au débat sur l'acceptabilité des mesures.  

Des contrôles ciblés, accrus et efficaces sont-ils légitimes? 

Cette intensification des contrôles policiers ne peut conduire à une baisse automatique de la "délinquance", mais seulement à une baisse relative, la délinquance n'étant pas une variable uniquement dépendante de ceux-ci : les économistes parlent d'élasticité.  Celle-ci diffèrera nécessairement selon les crimes: on n'est pas dans le même contexte si l'on parle de viols, d'homicides, d'agressions ou de vols.

Admettons que les chiffres officiels invoquant une baisse substantielle des agressions ne soient pas biaisés: le jeu en vaut-il la chandelle, lorsqu'on sait que cela conduit à stigmatiser certaines populations et certains quartiers, rendant leur vie plus difficile ? Il s'agit-là d'une véritable question, sans réponse clé-en-main : du moins mérite-t-elle analyse approfondie, ce qui requiert, entre autres, des études sociologiques d'envergure.

Si, du point de vue juridique, le fait de décréter l'ensemble du centre-ville d'Amsterdam "zone à risque" ne constitue pas une limite à la liberté de circulation (§100), il faut néanmoins insister que d'un point de vue factuel, sociologique, il est clair que certains individus, jugés susceptibles de "porter des armes" selon les critères dits "objectifs" retenus par la police, auront à souffrir davantage des tracasseries policières que d'autres. Or, soit le contrôle aboutit à appréhender un individu, soit la personne contrôlée n'a rien à se reprocher, mais a perdu quelques précieuses minutes en allant au travail. Ces fouilles pouvant se réitérer en toute légalité depuis 12 ans, certaines personnes ont sans doute cumulé les retards. Et les patrons n'apprécient guère les retards, dûment enregistrés par les pointeuses biométriques !  

Les résultats allégués en baisse de la délinquance liée à la possession d'armes (de 773 incidents à 500 entre 2002 et 2005), justifient-ils de tolérer de telles mesures d'exception, conduisant à de tels effets pervers sans parler d'un non-respect des règles élémentaires du contrôle démocratique de l'activité policière? Si les chiffres sont exacts, est-ce que ce résultat apparemment incontestable vaut-il la peine de détériorer la vie des 5% de citoyens, selon les chiffres officiels - mais plus de 95% des citoyens, selon les chiffres indépendants - n'ayant rien à se reprocher?  En admettant que la politique mise en œuvre à New York sur les fouilles corporelles puisse être corrélée avec la baisse du taux d'homicides, cette baisse louable vaut-elle le coup d'effectuer 700 000 contrôles par an de personnes qui dans leur très grande majorité n'ont rien à se reprocher?

Cela ne va-t-il pas impacter sur leur capacité de trouver un travail et, par ricochet, sur leurs familles, leurs proches, ou les personnes partageant avec elles les mêmes critères d' "apparence objective" permettant de cibler ces contrôles efficacement? Et donc avoir des conséquences sur l'économie du pays, trop rarement évaluées?

Conclusion 

Ces mesures post-11 septembre montrent que l'état d'exception n'est pas limité à la "lutte contre le terrorisme", mais s'étend à la politique pénale "ordinaire". Les archipels de non-droit dénoncés par Amnesty International dans son rapport sur les centres illégaux de détention de la CIA font écho au statut exorbitant du droit commun du centre-ville d'une grande ville européenne, Amsterdam. Le profilage des "usual suspects", terroristes, sans-papiers, immigrés, jeunes, usagers de drogue, etc., se banalise, au nom de l'efficacité des interventions policières. Il est intrinsèquement liée au management néo-libéral de la performance des services de police, auxquels on demande sans cesse de "faire du chiffre" et de "prouver leur efficacité sur le terrain", perdant de vue que la seule véritable mesure de leur efficacité est hors d'atteinte, puisque par définition la délinquance qui réussit demeure invisible à l'Etat.

Une telle politique d'exception généralisée suscite ainsi deux débats fondamentaux: au niveau pragmatique, en connaît-t-on toutes les conséquences, et peut-on raisonnablement peser ses coûts et ses bénéfices? Au niveau, déontologique, des principes, la baisse invoquée de la délinquance, à supposer qu'elle soit avérée et liée à ce profilage, concessio non dato, justifie-t-elle d'évacuer des principes de base des régimes démocratiques?

En l'absence de données sérieuses, dont nul, semble-t-il, ne dispose, nous ne pouvons répondre à la première.  Tout au plus fera-t-on valoir que la politique de profilage, visant à cibler certains individus, certaines catégories de populations et certains quartiers, comme le préconise, entre autres, Manuel Valls en proposant de réajuster le déploiement des forces de l'ordre là où les "taux de délinquance" sont élevés, peut certes être efficace du point de vue de la mesure de l'activité policière et de ses "taux de réussite", et même, jusqu'à un certain point, dans la réduction des crimes et délits, mais qu'elle comporte deux effets pervers prévisible: d'une part, la forte pression policière conduit à une stigmatisation des populations et zones ciblées et nuit à leur intégration socio-économique ; d'autre part, le moindre contrôle sur, par exemple, les jeunes Blancs aisés de la capitale peut inciter ces derniers à commettre davantage d'infractions, conduisant, in fine, à une hausse générale de la délinquance.

Encore une fois, il est nécessaire, ici, de distinguer finement entre les catégories d'infractions ciblées - et il n'est pas inutile d'insister, à cet égard, sur l'importance du débat sur les "drogues" et la dépénalisation de certaines d'entre elles, dans la mesure où les infractions à la législation sur les stupéfiants (ILS) représentent une grande partie des infractions découvertes à la suite de contrôles d'identité en France. Un rapport de 2010 de l'Office central pour la répression du trafic illicite de stupéfiants (OCRTIS) soulignait qu'on est passé de 40 000 infractions par an en 1995 à plus de 120 000 en 2010, la très grande majorité concernant le cannabis. Un autre rapport de l'OCRTIS, cité par l'avocat général J.-P. Jean, indiquait que l'ultra-majorité concernait le simple usage. La "guerre aux drogues" lancée dans les années 70 justifie-t-elle la généralisation des contrôles d'identité et la stigmatisation des quartiers s'ensuivant, alors même que ce sont les riches qui consomment davantage? 

Enfin, on répondra résolument par la négative à la seconde question, déontologique. Qui plus est, la prorogation durant dix ans d'un état d'exception localisé nous semble la preuve même du caractère fondamentalement erroné du raisonnement des juges. Comment, en effet, ne pas considérer que cette instauration de l'exception dans la durée ne constitue-t-elle pas la preuve de l'échec flagrant des institutions démocratiques et des garanties juridiques derrière lesquelles se drapent les juges?

Certes, dans son placard, Jean-Baptiste Clamence, le héros de La Chute de Camus, qui errait à travers les canaux d'Amsterdam, se trouvait Les Juges intègres, le panneau volé et jamais retrouvé de Van Eyck, L'Agneau mystique : la justice séparée de l'innocence... Et quelle que soit les garanties juridiques dont on essaie, à raison, d'entourer la police, il est toujours difficile de contrôler son action sur le terrain, celle-ci nécessitant, par définition, une certaine marge de discrétion. Est-ce un motif d'abandonner tout contrôle judiciaire, sans même prendre la peine de déclarer la requête recevable? 


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mardi 5 juin 2012

L'abrogation de la circulaire Guéant: le discernement contre la rigueur

Le changement de style, c'est maintenant? Que peut-on faire, en matière de droit des étrangers et d'hospitalité, sans toucher au CESEDA, la ré-écriture de ce code si peu hospitalier devant patienter encore jusqu'au second tour des législatives du 10 et 17 juin? 

Après un premier signal n'évoquant guère le changement, l'immigration demeurant du ressort exclusif de la Place Beauvau, l'abrogation de la circulaire Guéant sur l'immigration de travail constitue un exercice de style de bien meilleur aloi. Où l'on verra le discernement s'opposer à la rigueur en tant que vertus rivales de l'application des lois. 

L'immigration, une affaire (socialiste) de police?

Le premier signal n'avait guère été heureux: en entérinant le rattachement de l'Immigration au ministère de l'Intérieur, le gouvernement Hollande s'inscrit dans les pas de son prédécesseur, à la grande déception de la Ligue des droits de l'homme (LDH). Si l'art. 1 du décret du 25 novembre 2010 concernant les attributions du ministère de l'Intérieur, etc., et de l'Immigration, affirmait que le ministre mettait en œuvre et préparait la politique du Gouvernement « en matière de sécurité intérieure, de libertés publiques, de sécurité routière, d'administration territoriale de l'Etat, d'outre-mer, de collectivités territoriales, d'immigration et d'asile », le nouveau décret reprend en effet la même formulation, à peu de choses près: le ministre de l'Intérieur etc. est désormais ministre de l'Intérieur tout court, et il ne s'occupe plus de l'outre-mer, qui constitue désormais un porte-feuille à part, détenu par Victorin Lurel, et les collectivités territoriales ne sont plus citées, peut-être par économie de style. Or, comme le rappelle la LDH:
Jusqu’en 2007, et la création du ministère de l’immigration et de l’identité nationale, les questions d’asile dépendaient des Affaires étrangères. Tout ce qui touche à la naturalisation était relié, depuis 1945, aux différents ministères qui ont eu à traiter des affaires sociales. Seule la police aux frontières et les centres de rétention ont toujours été du ressort du ministère de l’Intérieur.

Depuis fin 2010, tout ce qui relève de la politique migratoire a été rattaché au ministère de l’Intérieur à la suite de la dissolution du ministère de l’immigration et de l’identité nationale. Mais ce découpage a souvent été critiqué par le Parti socialiste.
Les circulaires Guéant et leur abrogation: lecture comparée

Le Monde (31/05/12) annonçait il y a une semaine l'abrogation de la « très controversée circulaire Guéant sur les étudiants étrangers ». Dès le 21 mai, Geneviève Fiorasso, la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, une amie du groupe grenoblois Pièces et Mains-d'Oeuvre de par son rôle au pôle nano de la ville alpine, annonçait l'abrogation de cette circulaire du 31 mai 2011 conduisant à refuser aux étudiants étrangers ayant obtenu leur diplôme le droit de chercher un travail en France - bien que l'art. 311-1 du CESEDA, issu de la loi sarkozyste de 2006 sur l'immigration, prévoit explicitement qu'une autorisation provisoire de séjour de six mois puisse être délivrée:
Une autorisation provisoire de séjour d'une durée de validité de six mois non renouvelable est délivrée à l'étranger qui, ayant achevé avec succès, dans un établissement d'enseignement supérieur habilité au plan national, un cycle de formation conduisant à un diplôme au moins équivalent au master, souhaite, dans la perspective de son retour dans son pays d'origine, compléter sa formation par une première expérience professionnelle participant directement ou indirectement au développement économique de la France et du pays dont il a la nationalité.
En fait, la controverse avait conduit Claude Guéant à céder devant la fureur des présidents d'université et des grandes écoles. Cela fait en effet mauvais genre d'expulser du jour au lendemain les talentueux élèves ayant réussi à franchir toutes les barrières à l'intégration suscités par les innombrables tracas du Ministère de l'Intérieur et de l'Immigration pour obtenir leur master. Aussi, la circulaire du 31 mai 2011, dite de « maîtrise de l'immigration professionnelle », avait-elle été légèrement amendée, c'est-à-dire uniquement concernant la question étudiante, par la circulaire du 12 janvier 2012, dite d' « accès au marché du travail des diplômés étrangers de niveau au moins équivalent au Master : modalités d’examen des demandes » et qui se faisait fort de rappeler l'existence de l'art. 311-1 précité du CESEDA. 

Or, il se trouve qu'à quelques nuances de style - importantes sur le fond, comme nous le montrerons -  et à une modification majeure, la nouvelle circulaire du 31 mai 2012, dite d'« accès au marché du travail des diplômés étrangers », est une copie quasi-conforme de cette dernière circulaire promulguée sous la pression de l'opinion publique.

Aussi, la phrase la plus importante de la nouvelle circulaire, en gras, est-elle celle-ci:
Conformément aux engagements du Président de la République, la circulaire n°IOC/L/11/15117/J du 31 mai 2011 relative à la maîtrise de l'immigration professionnelle et la circulaire n° IOC/L/12/01265/C du 12 janvier 2012 relative à l'accès au marché du travail des diplômés étrangers de niveau au moins équivalent au master sont en conséquence abrogées.
Le reste de la nouvelle circulaire ne fait que reprendre, à peu de choses près, des dispositions rappelées par Guéant le 12 janvier. Mais pour comprendre l'importance de la différence, qui n'est pas que de forme, il suffit de rappeler la teneur de la première circulaire, celle du 31 mai 2011, abrogée un an après, jour pour jour. 

La circulaire Guéant du 31 mai 2011, ou quand le gouvernement UMP mettait des bâtons dans les roues des patrons et empêchait l'intégration des étrangers

Celle-ci, forte de 6 pages - contre seulement 4 contre la circulaire de la présidence « normale » - était plus que bavarde. Signée par le ministre de l'Intérieur Guéant et celui du travail, Xavier Bertrand, elle était précédée d'un résumé entier, affirmant que «le Gouvernement [s'était] fixé pour objectif d'adapter l'immigration légale aux besoins comme aux capacités d'accueil de l'intégration de la société française, ce qui « implique une diminution du flux, conformément à l'objectif national annoncé récemment, en adoptant une approche qualitative et sélective ». Dès lors, toute demande d'autorisation de travail devait être instruite « avec rigueur » - avec « fermeté mais humanité », disait-on au temps de Saint-Bernard. S'agissant des étudiants, la tendresse n'était pas non plus à l'ordre du jour: 
L'exception prévue pour les étudiants qui sollicitent une autorisation provisoire de séjour dans le cadre d'une recherche d'emploi doit rester rigoureusement limitée. Le fait d'avoir séjourné régulièrement en France en tant qu'étudiant, salarié en mission ou titulaire d'une carte «compétences et talents » ne donne droit à aucune facilité particulière dans l'examen de la procédure de délivrance d'une autorisation de travail.
L'UMP, ce parti héraut du libéralisme, prétendait ainsi à ce que l'Etat détermine « les capacités d'accueil de l'intégration de la société française », selon on ne sait quel thermomètre du sentiment autochtone d'hospitalité. Partisan de l'intelligence entrepreneuriale et de la liberté du marché, le gouvernement Fillon considérait qu'il fallait non seulement « vérifier l'existence réelle de l'employeur » (en gras), tout document apporté par un étudiant ou travailleur étranger étant soupçonné d'être mensonger, mais aussi donner un avis défavorable en utilisant de tous les prétextes possibles, par exemple du non-respect des « obligations liées au recours à des travailleurs handicapés », « à l'emploi des « seniors » », ou de l'absence d'une GPEC (gestion prévisionnelle de l'emploi et des compétences). 

C'est un peu comme si on disait que faute d'avoir respecté la loi LRU sur les 20% de logements sociaux par commune, le préfet pourrait refuser à un étranger de s'installer dans cette commune - ce qui somme toute, n'est pas tout à fait inenvisageable dans l'état actuel du droit, puisque l'art. R321-1 du CESEDA, reprenant en cela l'art. 2 du décret du 18 mars 1946, dispose que:
Le ministre de l'intérieur peut néanmoins désigner par arrêté certains départements dans lesquels les étrangers ne peuvent, à compter de la date de publication dudit arrêté, établir leur domicile sans avoir obtenu préalablement l'autorisation du préfet du lieu où ils désirent se rendre.
Lors du décret de septembre 2011 appliquant la énième loi sur l'immigration, les étrangers membres de l'Union européenne, de l'Espace économique européen ou de la Suisse, ont été exclus de cette disposition archaïque et attentatoire à la liberté de circulation et d'installation. Sarkozy avait toutefois jugé bon de la conserver, sait-on jamais?

La circulaire Guéant évoquait ensuite un mystérieux « taux de tension », dont on apprend ailleurs qu'il 
exprime, pour une demande d’emploi enregistrée, le nombre d’offres d’emploi déposées. Il correspond au rapport du nombre d’offres d’emploi déposées au cours d’une année sur le nombre de demandes d’emploi enregistrées au cours de la même année. Il permet d’évaluer les tensions de recrutement selon les métiers.
Dès lors, si cet indicateur annuel conduisait le préfet à considérer qu'il n'y avait pas de difficultés de recrutement, alors la demande de l'étranger devait être rejetée. C'est ce qu'on appelle se fier au flair et aux besoins des entrepreneurs ! On ne s'étonnera guère que le MEDEF, lui aussi, ait dénoncé cette circulaire (Figaro, 23/05/12)... 

De même, la circulaire exigeait que soit écartée toute demande d'autorisation de travail de l'employeur qui n'aura pas procédé à « une recherche effective dans le bassin d'emploi », recherche considérée comme réalisée qu'à l'aide d'une diffusion par Pôle emploi durant deux mois. Autrement dit, un patron trouvant un étranger prêt à travailler en une semaine devait attendre, selon le gouvernement UMP, deux mois, le temps que Pôle emploi vérifie qu'un national, ou un étranger déjà doté d'un permis de travail, ne réponde pas à l'appel! Cela au nom d'une «préférence nationale » inavouée - mais rappelée à l'occasion d'un emploi non qualifié tenu par un étudiant mais qui pourrait, selon on ne sait quel critère, être tenu par un national ou un étranger déjà doté d'un permis de séjour - comme quoi, entre étranger accueilli et étranger accueilli, il y a des nuances... 

Et dans le même temps, le gouvernement « constatait » que « le taux de chômage des étrangers non-communautaires se [maintenait] à un niveau particulièrement élevé », soit 23%. Il est vrai qu'il faisait tout pour faciliter les capacités d'accueil et d'intégration de la société française ! 

La confiance de l'UMP envers les patrons se manifestait encore par le contrôle préfectoral sur l'adéquation du profil du candidat au poste : ainsi, si le préfet considérait que « les diplômes ou l'expérience professionnelle [étaient inférieures] aux exigences nécessaires pour occuper le poste », l'autorisation de travail devait être refusée. Et l'avis de l'employeur, dans tout ça? Idem dans le cas contraire, à savoir d'un « profil manifestement surqualifié ». Et l'avis de l'employé, dans tout ça? Les étudiants autochtones bac+5 ont le droit de travailler chez MacDo, pas les étrangers!

Le préfet devait encore vérifier la « connaissance suffisante de la langue française », le gouvernement Fillon-Sarko ne jugeant pas non plus l'évaluation de l'employeur digne de confiance.

Après ces préconisations grotesques de la part d'une droite dite « libérale » et qui prétend détenir les clés de la croissance, venait une précision bureaucratique importante: 
De fait, une grande part du flux migratoire à caractère professionnel provient de changements de statut demandés par les étudiants.
En d'autres termes, la circulaire mettait en exergue le fait que ce que la statistique officielle dénomme « flux migratoire » de travail ne constitue le plus souvent pas un flux, ni une entrée sur le territoire, mais le passage à la vie « adulte », c'est-à-dire l'obtention d'un contrat de travail après de longues études effectuées en France.

Enfin, cette circulaire odieuse concluait en durcissant les dispositions prévues par le maintenant célèbre L.311-11 du CESEDA concernant l'autorisation provisoire de séjour des nouveaux diplômés, en limitant celle-ci aux heureux élus ayant trouvé « un contrat de travail prévoyant une rémunération égale ou supérieure à une fois et demi » le SMIC, à condition que « la nature du poste soit en cohérence avec les diplômes obtenus ». Les intellos précaires ? Connaît pas!

Le changement commence par l'abrogation

On comprend mieux, dès lors, l'importance de la circulaire du 31 mai 2012, signée par trois ministres, M. Valls (Intérieur), M. Sapin (Travail) et G. Fioraso (Enseignement supérieur & Recherche). Car si en effet, elle n'ajoute guère à la circulaire de janvier 2012, elle rompt fortement avec celle-ci en abrogeant l'imbécile circulaire Guéant du 31 mai 2011. 

Mais pourquoi ne pas en profiter pour marquer le changement de style? Ainsi, les ministres socialistes l'introduisent-elle en affirmant que « l'accueil des étudiants étrangers participe au rayonnement de la France, à l'attractivité nationale et internationale de nos écoles et universités ainsi qu'au dynamisme de notre économie ». Il y aurait certes matière à discourir sur l'intérêt d'une telle attractivité internationale, qui était aussi le dada de Valérie Pécresse... Mais un tel débat ressort de la politique des écoles, et non du ministère de l'Intérieur.  

La rigueur contre le discernement : deux vertus contradictoires 

Plutôt qu'avec de la rigueur, il est désormais demandé aux préfets d' « appliquer [le droit] avec tout le discernement nécessaire à la prise en compte de chaque situation individuelle », discernement dont l'un des sens, selon le Littré, consiste à distinguer les personnes suivant leur dû - tâche républicaine s'il en est - mais aussi à la faculté de bien apprécier les choses. Cela tranche en effet avec la rigueur, qui est, toujours selon le Littré, une « dureté qui agit avec une sévérité inflexible » ou une « grande exactitude, [une] grande sévérité dans l'application des règles ».

Il y a là bien davantage qu'une différence entre la gauche et la droite, entre la revendication d'humanité de la première et celle de fermeté et de sévérité de la seconde. Contrairement à ce que dit le vénérable dictionnaire, l'exactitude n'est pas synonyme, en droit, de sévérité : être exact, c'est aussi être précis, et être précis, c'est s'ajuster au cas, et donc faire preuve de discernement.

Dans l'opposition entre rigueur et discernement, on peut ainsi voir aussi la distinction entre le juge, qui fait preuve de son esprit d'analyse et de son intuition pour percevoir la singularité du cas, afin d'appliquer comme il se doit la règle, et d'un bureaucrate obtus, n'appliquant que la lettre de la loi - en l'occurrence, de la circulaire, puisque celle de Guéant allait bien au-delà de la loi -, au mépris de toute intelligence de celle-ci.  La lettre contre l'esprit, l'interprétation contre l'automatisme de la règle?...

Ce discernement, Guéant, Bertrand et Wauquiez l'avaient aussi demandé, dans leur circulaire de janvier 2012 modérant la circulaire Guéant, mais sans le mettre en exergue comme l'ont fait les nouveaux ministres:
Pour les changements de statut, en dehors de ceux prévus par l’article L.311-11 du CESEDA (...), vous veillerez à examiner avec discernement les demandes qui vous sont adressées, de sorte que la nécessaire maîtrise de l’immigration professionnelle ne se fasse pas au détriment de l’attractivité du système d’enseignement supérieur français, ni des besoins de nos entreprises en compétences spécifiques de haut niveau (au moins master ou équivalent).
La connaissance approfondie d’un pays, d’une civilisation, d’une langue ou d’une culture étrangères peut ainsi constituer une compétence spécifique recherchée par certaines de nos entreprises, par exemple pour la conquête d’un nouveau marché.
Ils rappelaient par là en quelle haute estime le précédent gouvernement tenait la culture, de la Princesse de Clèves au discours du 22 janvier 2009. En effet, à quoi peut-elle bien servir, sinon, « par exemple », à la « conquête d'un nouveau marché » ? La culture, pour faire la guerre?
 
Mis à part ces détails, le nouveau gouvernement se signale par son attention, en demandant, en gras, aux préfets d'être « attentifs à fournir à l'étudiant l'ensemble des informations nécessaires au traitement de son dossier dès le premier contact qu'il aura avec les services » et d'examiner les dossiers rapidement, soit en moins de deux mois, « afin d'éviter à l'étudiant étranger le risque de perdre l'emploi auquel il postule ».

Gageons que les étudiant-e-s concerné-e-s ne considèrent pas qu'un tel discernement et une telle attention ne constituent que des points de détail insignifiants. Ne parlons même pas des autres travailleurs étrangers ou des patrons qui, du jour au lendemain, ont vu disparaître l'une des circulaires symbolisant au plus haut point l'impasse obscure à laquelle le discours de l'UMP sur l'immigration a pu mener le pays...

Et maintenant? Abrogation des lois Pasqua-Debré ? ! ! !


PS: je tombe un peu tard sur cette tribune de Jean-Philippe Foegle, président de la LDH Sorbonne, et du juriste Serge Slama,  Etudiants étrangers: changer vraiment de politique (Mediapart, 31/05/12). On y lit, entre autres:
Depuis la suspension de l’immigration de travail décidée en juillet 1974, les politiques publiques à l’égard des étudiants étrangers ont toujours été guidées par le principe selon lequel « en principe tout étranger venu pour poursuivre des études doit normalement regagner son pays d'origine à la fin de ses études », comme le mentionnait déjà une circulaire du ministre de l'Intérieur, Charles Bonnet, le 12 décembre 1977
(...) La première est le décret du 6 septembre 2011 augmentant le plafond de ressources nécessaire à un étudiant étranger pour obtenir un titre de séjour en France. Les étudiants étrangers doivent désormais justifier, au lieu de 5 400 €,  de près de 7 680 € par an pour séjourner en toute légalité en France. C'est abusif.
(...)
Outre le fait que ces étudiants soient exclus tant des aides sociales (Crous, Locapass) que de la possibilité de toucher des allocations chômage alors même qu'’ils cotisent – ce qui représentait, en 2005, une « cagnotte » de 15 millions d’euros par an pour l'État français (Antoine Math, Taxer les étrangers: des cotisations sans prestations », Plein droit N° 67, déc. 2005) – c’est le statut juridique même de l’étudiant étranger qui est en cause.




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