lundi 22 octobre 2012

Une banque de sperme de célébrités? Entre buzz et réalité

''Fame Daddy est le premier service au monde à offrir un portfolio top-class de sperme de célébrités'', annonce le site ''famedaddy.com'', créant ainsi le buzz. Quelques jours après, ''Les Inrocks'' relaient un article du ''Independent'', qui s'excuse platement devant ses lecteurs pour avoir gobé le canular.

La vraie Fame Daddy existe déjà... où comment choisir son donneur

Et si c'était vrai? La plus grosse banque de sperme américaine, la California Cryobank, propose depuis des années un service très semblable: on propose ainsi au client de choisir, pour quelques centaines de dollars, le profil du donneur. En effet, contrairement à la France, qui interdit la vente de gamètes (sperme ou ovocytes) ainsi que de sang, les Etats-Unis l'autorisent - ce qui a suscité plusieurs études économiques sur les mérites comparés du système du don ou du système marchand, certains montrant que le don rivalisait largement avec la monnaie en tant que motif de délivrance des gamètes.

Ainsi, le site propose un premier menu déroulant, où l'on détermine la couleur des cheveux, des yeux, ainsi que "l'origine ethnique" (sic) du donneur ("Amérindien ou Natif d'Alaska", "Asiatique", "Noir ou Afro-Américain", "Caucasien", "Indien de l'Est", "Hispanique ou Latin", "Moyen-Oriental ou Arabe", "Mixe ou Multi-ethnique", "Natif d'Hawaï ou autre habitant d'une île du Pacifique"). Passons sur ces catégories "ethniques" digne de la "science" d'un des multiples épigones d'un Gobineau ou d'un Vacher de Lapouge
Lors de la crise de la "vache folle", il était difficile de trouver le profil "blond aux yeux bleus", notamment d'origine danoise, la FDA (Food and Drug Administration, l'autorité sanitaire fédérale) ayant alors interdit l'importation de sperme d'Europe !
Une fois cliqué sur ce premier menu, une seconde page s'ouvre, bien plus détaillée: on peut désormais aussi choisir la taille du donneur, la texture des cheveux, le groupe sanguin, la nationalité des parents, mais aussi... son niveau d'études, son métier, sa religion... et s'il ressemble à une star, une liste de noms de people étant fournie (le service donor-look-alikes, sur la première page, permet d'aller directement vers cette liste).

Il faudra payer encore 250 $ pour obtenir une photo d'enfance du donneur ainsi qu'un entretien avec lui (probablement téléphonique, puisque la loi impose l'anonymat du donneur, ce qui empêche aussi de montrer une photo récente de lui)... ou 20$ pour une analyse graphologique de son écriture. En tout, avec la conservation, et autres services, cela monte vite à quelques milliers de dollars. 

Le site propose aussi des featured donors, mis en UNE : ainsi, le donneur  n°11 885, qui ressemble à Benicio del Toro, Johnny Galecki ou Tyler Labine, est: 
"très intelligent, créatif et expressif - le mix parfait pour un avenir brillant en tant que réalisateur de films. Il est le plus heureux lorsqu'il rend les autres heureux, et se considère par nature comme quelqu'un prenant soin des autres, qui tient en grande estime la confiance dans ses rapports amicaux (sans surprise, il cite St Bernard comme son animal préféré). Une personne très logique, il a parfois l'impression de trop penser aux choses, et aimerait être un petit peu plus spontané. Il aime lire, voyager, ainsi que le foot, et adorerait visiter un jour l'Irlande afin de se rapprocher de ses ancêtres."
Sa taille, couleur des yeux, etc., est précisée, ainsi que son "origine ethnique", qui oscille apparemment entre "l'Hispanique ou Latino" et le "Caucasien". Sa famille est d'origine hondurienne et irlandaise.

Dès 2001, le Los Angeles Times indiquait que la firme avait des locaux près de l'Université de Stanford, de l'UCLA, d'Harvard et du MIT, ce qui, selon son boss, lui permettait de recruter facilement des donneurs promis à un avenir brillant... et faire ainsi miroiter le même avenir à l'enfant espéré !

L'eugénisme libéral

Etonnament, peut-être, si on trouve sur le quotidien californien une tribune, The Daddy dilemma (16/04/07),  s'insurgeant contre la perte du modèle "biologique" de la famille - citant des cas où des juges ont autorisé à ce que deux mères soient inscrites sur un certificat de naissance, voire trois personnes: deux femmes et un homme - on ne trouve que très peu de critiques de ce qu'Habermas avait désigné sous le terme d'"eugénisme libéral"...

La banque de sperme, qui existe depuis 1977, fait cela depuis quelques années. Ce n'était en effet vraisemblablement pas le cas dans les années 1980: un documentaire de 2011 retrace l'histoire d'une enfant conçue via la California Cryobank, qui, partie à la recherche de son donneur, découvre l'existence d'une demi-douzaine de "demi-frères" et "sœurs". Son donneur, touché par cette quête, décida ensuite de révéler son identité. Il s'agissait d'un vagabond, vivant dans un van sur Venice Beach, qui gagnait 50 $ à chaque donation ... Un frère de Jim Morrison?

Selon le philosophe Michael Sandel ("The case against perfection", The Atlantic, avril 2004), qui rappelle l'échec commercial d'un entrepreneur, Robert Graham, qui voulait obtenir des Prix Nobel leur sperme, aujourd'hui, la California Cryobank peut payer jusqu'à 900$ par mois pour un don de sperme.  Pour un ovocyte, le prix offert par certaines banques peut aller jusqu'à 100 000 $ (Dov Fox, Racial Classification in Assisted Reproduction, Yale Law School, 2009) !

Sandel rappelle que le philosophe libertarien Robert Nozick suggérait de créer un "supermarché génétique" afin de permettre aux parents de designer leurs enfants... Même le philosophe acclamé John Rawls, qui, contrairement à Nozick, ne milite pas pour le droit de passer un contrat d'esclavage, proposait de permettre "l'amélioration génétique" tendancielle des générations (section 17, "tendance vers l'égalité", de la Théorie de la justice) !

Aux Etats-Unis, 23 des 28 banques de sperme proposent d'informer leurs clients sur la couleur de la peau du donneur, indiquait Dov Fox, qui a obtenu le Student Prize de Yale. L'eugénisme libéral est-il raciste?

Le mythe du "tout génétique"

Est-il utile d'entrer dans un débat moral? Le cas échéant, il faudrait commencer par souligner un fait: les clients de la California Cryobank, outre faire la preuve d'un lamarckisme radical en considérant utile de connaître la profession du donneur, font également partie des nombreuses victimes de la "révolution génétique" laissant croire que les gènes déterminent tout. 

Ils n'ont jamais entendu parler de l'épigénétique, c'est-à-dire de l’étude des influences de l’environnement cellulaire ou physiologique sur l’expression de nos gènes. Un rapport de l'INSERM de 2006 (Tests génétiques. Questions scientifiques, médicales et sociétales) donne un exemple parmi d'autres de ce type de phénomène, qui commence dès la formation de l'embryon et se poursuit au long de la vie :
deux personnes génétiquement identiques (des jumeaux vrais) acquièrent progressivement, au cours de leur vie, des modifications épigénétiques qui entraînent des modalités différentes d’utilisation des mêmes gènes, participant ainsi à la construction de leur singularité, et pouvant être impliquées dans les discordances de risque de développement de certaines maladies qui toucheront un jumeau et pas l’autre...


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mardi 16 octobre 2012

Google hors-la-loi, selon l'enquête du G29

Too big to regulate? Le cas Google, épinglé par la CNIL et ses homologues européens, pose in fine la question non pas seulement de la régulation de la firme, mais de la capacité de telles autorités de protection des données personnelles à assurer leur mission.

D'une part, le modèle économique de Google lui-même semble réfractaire aux principes du droit des données personnelles. D'autre part, peut-on se contenter, en de telles matières, d'une co-régulation et de procédures de recommandations émanant de la CNIL et consorts ? Ne faut-il pas sanctionner, plutôt que simplement encourager ?

L'enquête du G29 sur les règles de confidentialité de Google

Google, qui « a en Europe une part de marché d'environ 90 % sur les moteurs de recherche et d'environ 50 % sur les systèmes d’exploitation de smartphones », vient de se faire taper sur les doigts par l'ensemble des CNIL européennes, comme l'annonce le site de la Commission nationale Informatique et Libertés (site peu "user friendly" au demeurant, avec des changements d'URL, des liens morts, et un archivage peu lisible, en particulier pour les documents du dossier /fileadmin/...).

La CNIL a en effet été chargée par le G29, qui réunit les autorités de protection des données personnelles de l'UE, de l'enquête sur les Règles de confidentialité adoptées par le moteur de recherche et refondues en mars 2012 afin d'être les mêmes pour tous les services de la firme. Avertissement repris par l'Asia Pacific Privacy Authorities...

Combiner n'importe quelle donnée, de n'importe quel service, pour n'importe quelle finalité... 

La lettre du G29 explique le mieux la situation :
En second lieu, l'enquête a confirmé nos inquiétudes [our concerns] concernant la combinaison des données entre les différents services [gérés par Google]. La nouvelle politique de protection des données personnelles (Privacy Policy) permet à Google de combiner presque n'importe quelle donnée de n'importe quel service pour n'importe quelle finalité [The new Privacy Policy allows Google to combine almost any data from any services for any purposes.].
En bref, l'ampleur prise par ce qui n'était, à l'origine, qu'un moteur de recherche, mais dont les activités se démultiplient, suscitant aux Etats-Unis l'intérêt de la Federal Trade Commission (FTC) chargée de la réglementation anti-trust (Washington Post, 15/10/12), constitue une réelle menace sur notre vie privée ; à titre d'exemple sur ce que le data-mining permet, cf. VISA prédit les divorces, Vos Papiers!, 15/04/10.

Ainsi, Google s'affranchit allègrement des principes les plus élémentaires de la législation Informatique et libertés, tel que codifiés, notamment, par la directive 95/46/CE sur la protection des données personnelles. La CNIL rappelle ainsi que « la combinaison de données entre services doit respecter les principes de la proportionnalité, de limitation des finalités, de minimisation de données et du droit d’opposition. Google ne souscrit pas publiquement à ces principes » (ici et au long du texte, il s'agit de la CNIL mandatée par le G29 qui parle). 

Des données multiples, de l'historique de navigation aux données biométriques ...

Ces données sont multiples: il s'agit tant de données de connexion et de navigation, que de données personnelles, telles les adresses IP, la localisation géographique, le numéro de téléphone, le numéro de carte crédit, ainsi que les données biométriques, en particulier celles liées à la reconnaissance automatisée du visage (il s'agit de la fonction 'Find My Face', comme ne le précise pas la CNIL), qui n'est « pas mentionnée dans les Règles actuelles » de confidentialité (CNIL, ibid).

... à des fins diverses, de la fourniture de services à la publicité ciblée jusqu'à la recherche universitaire.

A quoi servent ces données? Ceci n'est pas expliqué par Google, contrairement aux principes d'information, sans parler du respect de la proportionnalité quant à la finalité poursuivie. Or, l'un des problèmes majeurs concerne ce mélange des genres : Google s'est fait une spécialité d'accumulation de données brutes, pouvant être utilisées voire vendues ensuite, sans trop savoir à quels usages. En bref, son modèle économique repose sur cette accumulation de données : aux utilisateurs-clients qui voudront y accéder d'y trouver une utilité, et si celle-ci est répréhensible, Google s'en lave les mains...

Ainsi, selon la CNIL:
Le Groupe de l’Article 29 a identifié huit différentes finalités pour la combinaison de données entre les services de Google :
- La fourniture de services où l'utilisateur demande la combinaison des données (cas n° 1) (ex. : Contacts et Gmail)
- La fourniture de services demandés par l'utilisateur, mais où la combinaison des données s'applique sans que l'utilisateur n'en soit directement informé (cas n° 2) (ex. : personnalisation de résultats de recherche)
- Finalité de sécurité (cas n° 3)
- Finalité de développement de produits et d'innovation marketing (cas n° 4)
- La mise à disposition du Compte Google (cas n° 5)
- Finalité de publicité (cas n° 6)
- Finalité d'analyse de fréquentation (cas n° 7)
- Finalité de recherche universitaire (cas n° 8)
 Or, 
Pour quatre des huit finalités susvisées, le Groupe de l’Article 29 a établi l'absence de base légale pour la combinaison de données entre services.
C’est le cas de la fourniture de services où la combinaison des données s'applique sans que l'utilisateur n'en soit directement informé (cas n° 2) et des finalités de développement de produits et d'innovation marketing (cas n° 4), de publicité (cas n° 6) et d'analyse de fréquentation (cas n° 7).
En clair: Google est hors-la-loi. Les principes les plus élémentaires du droit de la protection des données personnelles (principe de proportionnalité, de finalité, d'information, etc.) ne sont pas respectés. La possibilité d'opt-out n'existe pas, a fortiori pour les utilisateurs « secondaires », ou « passifs »,  de Google (« Les utilisateurs passifs, selon la définition figurant dans le questionnaire envoyé le 16 mars, sont des utilisateurs qui ne sollicitent pas directement un service Google, mais dont les données sont malgré tout collectées, généralement par le biais de plateformes publicitaires tierces, d’analyses ou de boutons +1 »). De plus, « Google n'a pas été en mesure de fournir une durée maximale ou habituelle de conservation des données personnelles traitées »....

S'agissant de l'analyse de la fréquentation, lié au service AdWords, la CNIL précise :
En ce qui concerne Google Analytics et la combinaison de données à des fins d'analyse de fréquentation, des mécanismes spécifiques de protection ont été mis en place pour les utilisateurs allemands : la combinaison de données entre services est exclue, un contrat spécifique est signé entre Google et le site web et les clients peuvent automatiquement anonymiser l'adresse IP partagée avec Google. Ces conditions peuvent assurer une protection adéquate des données personnelles et devraient être étendues à tous les États membres européens.

Too big to regulate ? Quand le G29 « encourage » Google à respecter le droit...

Cette indifférence hautaine de Google envers les  principes élémentaires du droit de la protection des données personnelles pose question. Comment, par exemple, la firme peut-elle ne pas être « en mesure de fournir une durée maximale ou habituelle de conservation des données personnelles traitées » ? 

Il ne s'agit pas là, a priori, d'une requête exorbitante. Chaque traitement de données autorisé par la CNIL, ne serait-ce que par la procédure simplifiée, est censé respecter ces principes. Ce qui représente un coût pour les PME (mise en place des correspondants Informatique et libertés, etc.). Or, Google, qui effectue des bénéfices records, aura du mal à nous faire pleurer en mettant en avant le coût du respect du droit.

S'abritant derrière le secret commercial de ses algorithmes, la firme se fonde sur un modèle économique opaque, d'accumulation de données brutes concernant les internautes, qu'elle espère bien pouvoir commercialiser. Quant à la question de l'usage, que ce soit par elle, ou par ses clients, de ces données, elle ne s'y intéresse guère... 

Dès lors, la vraie question est de savoir si on peut se contenter de simple « recommandations » du G29, qui n'ont aucun caractère contraignant, alors même qu'il a constaté l'absence de base légale du fonctionnement de Google. Suffit-il, par exemple, de ce que « le Groupe de l’Article 29 encourage Google à respecter le principe d’une durée de conservation strictement limitée au regard des finalités » ?

Ceci, d'autant plus que, selon la CNIL, « les risques associés à la combinaison de données entre services sont élevés pour les personnes concernées : violation de données, malveillance interne, réquisitions judiciaires, etc. », et qu'on sort donc du champ strict du droit à la vie privée pour entrer dans le champ du droit pénal. Vu l'importance des enjeux, la procédure de « co-régulation » à l'amiable, appelée de ses voeux par le G29, paraît douteuse.  

La CNIL est habilitée à prendre des mesures de sanction : ne serait-ce pas, vu l'étendue des activités illégales (pardon, privées de base légale) de Google, opportun ? La Commission européenne, les Etats-membres, le Parlement européen et les tribunaux ne devraient-ils pas prendre ce sujet à bras-le-corps, en exigeant que tout ceci soit éclairci par Google, et de façon générale par les firmes fonctionnant sur des modèles similaires (Facebook, etc.) ?

Etant donné le modèle économique même sur lequel est fondé Google, il est en effet peu probable que la firme se conforme d'elle-même au droit commun. En fait, le respect des principes élémentaires du droit, notamment des principes de proportionnalité, de finalité, et de durée de conservation, vont à l'encontre même du modèle Google, fondé sur l'exploitation de données brutes à des fins encore indéterminées.

Voir aussi, sur ce site :

Messages labellisés Google, dont, en particulier :

Google et le mot-clé "juif": devant les juges, 10 mai 2012

Google et le droit à l'oubli en Espagne, 8 février 2011

Et Data-mining: VISA prédit les divorces, 15 avril 2010


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lundi 8 octobre 2012

Migrants disparus : l'ADN au service des droits de l'homme

Depuis la création du fichier EURODAC, qui enregistre les empreintes digitales de tout demandeur d'asile au sein de l'Union européenne (les fameux "dubliners", du nom de la Convention de Dublin), l'identification des migrants est associée à leur flicage - en termes bruxellois, au "contrôle des flux de migration".

On se rappelle aussi qu'en France, la droite avait un temps imaginé d'effectuer des tests ADN sur les candidats au regroupement familial - l'amendement Mariani avait soulevé un tollé. Ceci ne l'avait pas empêché d'être voté, en 2007, mais deux ans plus tard, le ministre de l'immigration Eric Besson avait déclaré qu'il renonçait à signer son décret d'application ("Immigration : Besson enterre les tests ADN", Le Monde, 13/09/09).

L'anthropologie judiciaire au service des droits de l'homme ?
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Dans ce contexte, le nouveau projet de l'Equipe argentine d'anthropologie judiciaire (EAAF) est révélateur d'un usage autre de l'identification génétique, qui plutôt d'être mise au service de politiques répressives de l'Etat, sert au contraire à montrer ses défaillances. Créée au début de la "transition démocratique" argentine dans les années 1980, initialement pour faciliter les recherches sur les "desaparecidos" ("détenus-disparus") de la dictature de Videla et consort, l'EAAF a ainsi mis sur pied un fichier ADN, alimenté par des échantillons provenant des familles des victimes, afin de pouvoir identifier les corps retrouvés (ceux qui n'ont pas été jetés à la mer, les tristement célèbres "crevettes Bigeard").

Le fichier des Migrants Non Localisés

Le nouveau projet de l'EAAF relève désormais de l'histoire du temps présent, puisqu'elle a participé à l'établissement d'un fichier ADN des Migrants Non Localisés (MNL), un fichier international regroupant les données génétiques de familles de migrants "disparus" issus de différents pays d'Amérique centrale, du Salvador au Honduras en passant par le Guatemala ou le Chiapas. Ainsi, après avoir participé, en 2009, à la plainte déposée devant la Cour Interaméricaine des Droits de l'Homme Campo Algodonero c. Mexique, une affaire concernant des femmes mortes près de Ciudad Juárez sur la fameuse "tortilla border", qui n'a rien à envier au détroit de Gibraltar, l'EAAF vient par exemple de récupérer les restes de 73 corps dans le Chiapas, qui seront comparés avec cette base des Migrants Non Localisés (Mexico-CNN, 21/09/12).

Interviewée par le Scientific American (08/10/12), l'anthropologue judiciaire Mercedes Doretti explique son parcours, depuis la création de la base ADN des "desaparecidos" jusqu'au projet actuel concernant l'identification des migrants disparus lors du périple vers les Etats-Unis. L'ADN, dans ce cas, s'il n'est pas plus une technologie miracle qu'il ne l'est lorsqu'il est employé à des fins répressives, n'en demeure pas moins utile. Comme elle le dit:
"Parce que ces affaires de migrants concernent des gens de plusieurs pays, et que nous ne savons pas encore à quel point le problème est important, même avec le soutien de l'ADN, il est souvent difficile de distinguer entre une identification réelle ou une simple coïncidence (a random and a real match), ce qui créé différents défis techniques et pratiques. Nous devons tester le plus possible de proches familiaux et souvent effectuer des tests génétiques complémentaires et additionnels, combinés à des données contextuelles et antemortem [ce qui inclut des données dentaires, l'histoire médicale de la personne, et notamment ses éventuelles fractures, les lieux où elle a été vue ou l'itinéraire prévu, etc.] afin de voir si le résultat originel du test génétique est la résultante d'une simple coïncidence ou s'il est biologiquement significatif. Nous avons testé pour l'instant 710 proches au Chiapas, Honduras et au Salvador, correspondant à 272 migrants disparus." 
Les frontières meurtrières

Certaines sources affirment que depuis la mise en place de l'Opération Gatekeeper par les Etats-Unis, en 1994, au moins 5 747 personnes sont mortes en essayant de franchir la frontière mexico-américaine (IPS News, 8/11/11). No More Deaths, une ONG de l'Arizona, estime qu'en 2009-2010 au moins 253 migrants sont morts en Arizona.  Mais ces chiffres ne concernent que les Etats-Unis. D'autres sources dressent un bilan bien plus important: selon l'Equipe argentine d'anthropologie judiciaire (EAAF), auditionnée en mars 2012 par la Cour interaméricaine des droits de l'homme, il faudrait plutôt compter, au Mexique, 47 000 morts parmi les migrants ces six dernières années, dont 8 800 n'ont toujours pas été identifiés. Rappelons que le bilan officiel des "desaparecidos" de la junte militaire argentine s'élève à 30 000 victimes...

Selon No More Deaths, cité par IPS News, l'Etat est loin d'avoir les mains blanches en la matière: certains décès sont attribués aux pratiques des forces de l'ordre, qui vont jusqu'à confisquer les vivres et les couvertures laissées dans certains points de passage par des associations humanitaires.

En Europe, cela fait belle lurrette que la politique de contrôle des flux migratoires, comme on l'appelle, a provoqué davantage de morts que le Mur de Berlin. Ainsi:
"Selon les revues de presse de Fortress Europe et United for intercultural action, près de 13 400 migrants ont péri aux frontières entre 1988 et 2009, dont 9 470 en Méditerranée et dans l'océan Atlantique: c'est une évaluation minimale."

(Migreurop, Atlas des migrants en Europe, Armand Collin, 2009, p.116)
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