lundi 8 octobre 2012

Migrants disparus : l'ADN au service des droits de l'homme

Depuis la création du fichier EURODAC, qui enregistre les empreintes digitales de tout demandeur d'asile au sein de l'Union européenne (les fameux "dubliners", du nom de la Convention de Dublin), l'identification des migrants est associée à leur flicage - en termes bruxellois, au "contrôle des flux de migration".

On se rappelle aussi qu'en France, la droite avait un temps imaginé d'effectuer des tests ADN sur les candidats au regroupement familial - l'amendement Mariani avait soulevé un tollé. Ceci ne l'avait pas empêché d'être voté, en 2007, mais deux ans plus tard, le ministre de l'immigration Eric Besson avait déclaré qu'il renonçait à signer son décret d'application ("Immigration : Besson enterre les tests ADN", Le Monde, 13/09/09).

L'anthropologie judiciaire au service des droits de l'homme ?
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Dans ce contexte, le nouveau projet de l'Equipe argentine d'anthropologie judiciaire (EAAF) est révélateur d'un usage autre de l'identification génétique, qui plutôt d'être mise au service de politiques répressives de l'Etat, sert au contraire à montrer ses défaillances. Créée au début de la "transition démocratique" argentine dans les années 1980, initialement pour faciliter les recherches sur les "desaparecidos" ("détenus-disparus") de la dictature de Videla et consort, l'EAAF a ainsi mis sur pied un fichier ADN, alimenté par des échantillons provenant des familles des victimes, afin de pouvoir identifier les corps retrouvés (ceux qui n'ont pas été jetés à la mer, les tristement célèbres "crevettes Bigeard").

Le fichier des Migrants Non Localisés

Le nouveau projet de l'EAAF relève désormais de l'histoire du temps présent, puisqu'elle a participé à l'établissement d'un fichier ADN des Migrants Non Localisés (MNL), un fichier international regroupant les données génétiques de familles de migrants "disparus" issus de différents pays d'Amérique centrale, du Salvador au Honduras en passant par le Guatemala ou le Chiapas. Ainsi, après avoir participé, en 2009, à la plainte déposée devant la Cour Interaméricaine des Droits de l'Homme Campo Algodonero c. Mexique, une affaire concernant des femmes mortes près de Ciudad Juárez sur la fameuse "tortilla border", qui n'a rien à envier au détroit de Gibraltar, l'EAAF vient par exemple de récupérer les restes de 73 corps dans le Chiapas, qui seront comparés avec cette base des Migrants Non Localisés (Mexico-CNN, 21/09/12).

Interviewée par le Scientific American (08/10/12), l'anthropologue judiciaire Mercedes Doretti explique son parcours, depuis la création de la base ADN des "desaparecidos" jusqu'au projet actuel concernant l'identification des migrants disparus lors du périple vers les Etats-Unis. L'ADN, dans ce cas, s'il n'est pas plus une technologie miracle qu'il ne l'est lorsqu'il est employé à des fins répressives, n'en demeure pas moins utile. Comme elle le dit:
"Parce que ces affaires de migrants concernent des gens de plusieurs pays, et que nous ne savons pas encore à quel point le problème est important, même avec le soutien de l'ADN, il est souvent difficile de distinguer entre une identification réelle ou une simple coïncidence (a random and a real match), ce qui créé différents défis techniques et pratiques. Nous devons tester le plus possible de proches familiaux et souvent effectuer des tests génétiques complémentaires et additionnels, combinés à des données contextuelles et antemortem [ce qui inclut des données dentaires, l'histoire médicale de la personne, et notamment ses éventuelles fractures, les lieux où elle a été vue ou l'itinéraire prévu, etc.] afin de voir si le résultat originel du test génétique est la résultante d'une simple coïncidence ou s'il est biologiquement significatif. Nous avons testé pour l'instant 710 proches au Chiapas, Honduras et au Salvador, correspondant à 272 migrants disparus." 
Les frontières meurtrières

Certaines sources affirment que depuis la mise en place de l'Opération Gatekeeper par les Etats-Unis, en 1994, au moins 5 747 personnes sont mortes en essayant de franchir la frontière mexico-américaine (IPS News, 8/11/11). No More Deaths, une ONG de l'Arizona, estime qu'en 2009-2010 au moins 253 migrants sont morts en Arizona.  Mais ces chiffres ne concernent que les Etats-Unis. D'autres sources dressent un bilan bien plus important: selon l'Equipe argentine d'anthropologie judiciaire (EAAF), auditionnée en mars 2012 par la Cour interaméricaine des droits de l'homme, il faudrait plutôt compter, au Mexique, 47 000 morts parmi les migrants ces six dernières années, dont 8 800 n'ont toujours pas été identifiés. Rappelons que le bilan officiel des "desaparecidos" de la junte militaire argentine s'élève à 30 000 victimes...

Selon No More Deaths, cité par IPS News, l'Etat est loin d'avoir les mains blanches en la matière: certains décès sont attribués aux pratiques des forces de l'ordre, qui vont jusqu'à confisquer les vivres et les couvertures laissées dans certains points de passage par des associations humanitaires.

En Europe, cela fait belle lurrette que la politique de contrôle des flux migratoires, comme on l'appelle, a provoqué davantage de morts que le Mur de Berlin. Ainsi:
"Selon les revues de presse de Fortress Europe et United for intercultural action, près de 13 400 migrants ont péri aux frontières entre 1988 et 2009, dont 9 470 en Méditerranée et dans l'océan Atlantique: c'est une évaluation minimale."

(Migreurop, Atlas des migrants en Europe, Armand Collin, 2009, p.116)
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