mardi 8 février 2011

Google et le droit à l'oubli en Espagne

La procédure enclenchée par Google devant l'Audiencia Nacional, l'une des plus hautes juridictions d'Espagne, pour contester les résolutions de l'Agence espagnole de protection des données personnelles (AEPD) en matière de "droit à l'oubli" permet d'approfondir le débat concernant ce sujet au cœur de la révision de la directive de 1995 sur la protection des données.

Plutôt que d'approcher ce débat du point de vue de la seule "responsabilité des utilisateurs", comme le faisait Yan Claeyssen, PDG d'une agence de marketing web (cf. "Oublier le droit à l'oubli" sur Vos Papiers!), ce procès, qui a commencé le 19 janvier 2011 (Le Monde, 18/01/11) doit permettre de déterminer qui, des administrations publiques ou de Google, est responsable de la protection de la vie privée et du droit à l'oubli. 

De la décision de la Cour dépend, in fine, la charge des coûts visant à équilibrer les différents droits en jeu, à savoir le droit à l'oubli et le droit d'accès aux informations publiques. Celui-ci sera-t-il intégralement supporté par les administrations publiques, territoriales et nationales, et donc par le contribuable? Ou Google devra-t-il participer, financièrement et techniquement, au juste équilibre entre ces droits concurrents?

Quiero que Internet se olvide de mí

Google conteste en effet près de 70 résolutions de l'AEPD, équivalente espagnole de la CNIL (El Pais du 18/01/11). Celle-ci a en effet donné raison, et ce depuis plusieurs années, à des requêtes de citoyens espagnols outrés de voir que Google affiche en première page de résultats les publications officielles locales faisant état de tous un tas d'informations personnelles, allant du soutien sanitaire attribué à un toxicomane à des condamnations bénignes et anciennes telles que le fait d'uriner sur la voie publique (cf. par ex. "Google tendrá que olvidar tu pasado" dans El Pais du 22 janvier 2008, faisant état de la première résolution de l'AEPD allant en ce sens).

"Je veux qu'Internet m'oublie" titrait El Pais du 7 janvier. Et de citer des propos officiels de l'AEPD, selon lesquels aucun citoyen ne devrait se résigner à voir ses données personnelles circuler de façon sauvage sur le net. L'affaire AEPD contre Google oppose en effet la firme états-unienne en quasi-situation de monopole à la CNIL espagnole sur plusieurs terrains, juridique, économique et techniques.

Le droit à la vie privée face au droit d'information et aux publications officielles

Au niveau juridique, il s'agit d'équilibrer le droit à la vie privée non pas tant à la liberté d'expression qu'au droit d'accès et d'information, garanti aux citoyens par les pouvoirs publics. La démocratisation de l'Etat moderne ("l'Etat de droit") conduit en effet celui-ci à s'imposer davantage de "transparence" dans la publication de ses actes. Or, ceux-ci incluent la publication, dans des bulletins officiels, nationaux ou régionaux, d'un ensemble de données ou d'informations personnelles, dans des cadres très différents: tantôt il s'agit de rendre publique une condamnation pour un délit mineur, tantôt l'adresse et le numéro de téléphone de résidents d'une municipalité, tantôt des données de santé, etc. 

Si la loi impose de publier ces informations, celle-là ne connaissait pas encore Internet et les merveilleuses capacités de Google, qui donnent accès à tout un chacun, depuis son clavier, à des informations n'ayant guère d'"intérêt général" - il ne s'agit pas de personnalités publiques -, anciennes voire périmées ou non-actualisées.  C'est ainsi que votre employeur peut tomber sur des informations vieilles de dizaines d'années, concernant votre condamnation pour fait d'urine sur la voie publique ou votre présentation au conseil municipal sous les couleurs d'un parti minoritaire, fantaisiste ou qui n'a tout simplement pas l'heur de lui plaire. Ou un proche ou moins proche apprendre que vous vous êtes mariés confidentiellement dans telle municipalité, éventuellement avec une personne du même sexe puisque cela est autorisé en Espagne.  Le G29, équivalent européen de la CNIL, déclarait ainsi en 2008:
Les capacités de représentation et d’agrégation des moteurs de recherche peuvent nuire considérablement aux individus, tant dans leur vie personnelle qu’au sein de la société, en particulier si les données à caractère personnel qui figurent dans les résultats de recherche sont inexactes, incomplètes ou excessives.

Le droit d'oubli s'exerce alors comme variante du "droit d'accès et de rectification" des données, dont une étude récente montrait à quel point il était difficile à mettre en œuvre ("82% des organismes ne respectent pas la loi Informatique et libertés", Bug Brother, 28/01/11).

Google a beau jeu, ici, de se faire défenseur de la "liberté d'expression", alors qu'elle participe, ni plus ni moins, à une "transparence" qui terrifie les politiques (on se rappelle de la réaction outragée de Patrick Devedjian lorsqu'un adversaire exhuma un article de 1965 relatant une condamnation de ce dernier, suite aux attaques de Devedjian contre Ali Soumaré et son utilisation du fichier STIC pour ce faire...). Mais si la presse s'abrite, à juste titre, devant la liberté d'expression pour se protéger de la censure, la question des notices administratives publiées par des organismes officiels et centralisés via Google est bien distincte. 

Pour Marc Carillo, professeur de droit constitutionnel à l'Université Pompeu Fabra, cité par El Pais du 7 janvier, les citoyens devraient bénéficier de ce droit à l'oubli dès lors que l'information n'a pas d'intérêt public. Cependant, ce dernier considère que toute condamnation pénale est d'intérêt public, ce qui est plus que contestable dans la mesure où cela revient à généraliser le système de surveillance publique des auteurs de crimes et délits sexuels en vigueur aux Etats-Unis à la moindre infraction. En d'autres termes, à nier toute validité au principe de réinsertion et à donner accès à tout un chacun aux moyens étatiques de surveillance de la population et d'enregistrement des condamnations passées. Qu'un prof de droit constit puisse défendre une telle vision totalitaire est plus qu'effrayant...

Responsabilité technique des sites ou de Google, en situation de quasi-monopole?

C'est ici que Google passe de l'argumentaire "chevalier de la liberté d'expression" (sic) aux questions techniques pour se défausser de toute responsabilité. Selon le moteur de recherche, qui de plus revendique son statut d'entreprise californienne pour s'affirmer comme non-sujet à la législation européenne, ce sont les administrations qui publient les données personnelles en ligne qui devraient être assujetties à d'éventuelles règles concernant le droit à l'oubli.

Cet argument est balayé par le président de l'AEPD, Artemi Rallo, qui déclarait dans El Mundo
"Le problème, ce n'est pas qu'il y ait des données personnelles sur un site en particulier, c'est que les moteurs de recherche, notamment Google qui est en situation de monopole, diffusent ces données urbi et orbi".
L'enjeu est évidemment économique, tenant au coût éventuel de mesures de protection de la vie privée (en l'espèce, du droit à l'oubli) à mettre.en place par Google. Mais comme l'indiquait un juriste sur le site Iurismatica, l'efficacité du droit à l'oubli ne pourra provenir que d'une conjonction de mesures adoptées par les sites eux-mêmes et par Google. 

Il est en effet invraisemblable que Google ait réussi jusqu'à présent à convaincre les autorités qu'il n'était qu'un "outil neutre" garant de la "liberté d'expression", alors que sa situation de monopole et la nature de ses logarithmes, qui n'a rien de "neutre", et qui vise à faire du bénéfice sur les résultats de recherche, le rend clairement responsable d'un accès démesuré à des données personnelles erronées, périmées ou qui devraient être "oubliées". 

D'un autre côté, les administrations ont aussi le devoir de mettre en place certaines mesures techniques afin d'empêcher le référencement de leurs sites (type NOINDEX, etc.), comme le signalait le G29. Mais faire peser sur ces dernières toute la charge de ces dispositifs techniques semblerait incohérent, dans la mesure où ce sont précisément les facultés de Google qui les contraindraient à prendre ce coût en charge. La législation européenne qui tend à considérer que les moteurs de recherche ne sont pas "les principaux responsables" du contenu des données indexées devrait préciser ce que cela implique : car s'ils ne sont pas les "principaux responsables" de la publication de ces données, ils le sont clairement dès lors qu'il s'agit de leur accessibilité. Ce qui, in fine, est bien le but d'Internet et des moteurs de recherche...

Répartir les charges et repenser le mode de publication d'informations officielles et personnelles

En d'autres termes, ce qui s'oppose dans ce procès, ce n'est pas seulement le "droit à l'oubli" contre le "droit d'accès aux informations publiques", mais aussi la répartition des coûts visant à maintenir cet équilibre. Et Google n'a d'autre optique que de se défausser sur le public, donc sur le contribuable, du coût de mesures techniques dont la mise en place est requise en raison du succès commercial foudroyant de la firme obtenu grâce à ses logarithmes de recherche.

Au-delà de cette question économique, c'est aussi une nécessaire réflexion sur la publication officielle de données et sur l'étendue de la publicité à apporter à celles-ci par les autorités qu'il convient d'entamer. Car s'il est entendu que certaines données doivent être affichées en mairie, considérer de façon identique la publication sur Internet, l'affichage local ou la publication dans un bulletin régional ou municipal relève d'une grave erreur qui menace, en effet, de faire de la transparence démocratique un alibi de la société de surveillance.

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mercredi 2 février 2011

Biométrie et identification #1.1.5


La biométrie, sécurité nationale et enjeu stratégique?

On sait grâce à Wikileaks qu'Hillary Clinton, à la tête du Département d'Etat américain, a demandé en 2009 à ses diplomates de recueillir "toute information biographique et biométrique" (des "empreintes digitales, des images du visage, de l'ADN et des scans des iris") des diplomates de l'ONU, visant en particulier les nord-coréens, les cubains et les syriens, mais aussi le secrétaire général Ban Ki-moon et les alliés ("WikiLeaks : colère feutrée à l'ONU après les accusations d'espionnage", Le Monde du 8/12/10).

 Peu de temps après, on apprenait que le gouvernement français avait bloqué l'OPA du groupe américain Danaher sur Ingenico, le n°2 mondial des terminaux de paiement, derrière Verifone, alléguant un enjeu stratégique, en raison des produits biométriques développés par la firme. L'Etat détient en effet 30% des parts de Safran, entré dans le capital d'Ingenico en 2007, à hauteur de près d'un quart du total des actions, en fusionnant sa filiale Sagem Sécurité, spécialisée dans le paiement électronique et le contrôle biométrique ("L'Etat bloque la vente d'Ingenico à un américain", Le Monde, 21/12/10). Interviewé peu après, Eric Besson, désormais ministre de l'Industrie, défendait cette stratégie française et le "patriotisme économique" (Eric Besson : "L'Europe doit en finir avec l'angélisme en matière industrielle", Le Monde, 06/01/11).

Cette opposition au rachat d'Ingenico par les Américains a suscité une gêne certaine chez son PDG, Philippe Lazare, qui conteste le caractère "stratégique" de l'entreprise («Ingenico n'est pas une entreprise stratégique», Le Figaro, 19/01/11). Il souligne que les terminaux de paiement de Thales ont été rachetés par Hypercom, et de Gemalto par Verifone ; Hypercom lui-même ayant été racheté, rappelait Le Monde, par Verifone en novembre 2010. Le PDG Lazare tente de relativiser les activités biométriques de la firme, malgré l'importance des travaux de Sagem Sécurité:
Ingenico ne détient pas de secret présentant un intérêt supérieur pour la Nation. Nous n'avons pas non plus de compétences particulières en biométrie contrairement à ce qui a pu se dire. Pour certains produits vendus en Afrique et en Inde, nous intégrons des modules biométriques livrés par Morpho, un de nos fournisseurs. Ces activités sont marginales. Nous avons acheté pour environ 600 000 euros de matériel biométrique l'an dernier. ­Ingenico n'est pas une entreprise stratégique. En revanche, il est vrai que l'on présente de l'intérêt pour le pays. Nous sommes leader mondial dans notre domaine et nous avons des capacités de recherche et développement en France. C'est la dimension symbolique d'Ingenico qui en fait une pépite.
Entre pointage des salariés et fichier électoral... 

Le mouvement de contestation contre la banalisation de la biométrie se poursuit, avec la grève des communaux de la mairie de Garges-lès-Gonesse (Val d'Oise) opposés au pointage via la reconnaissance biométrique des doigts. Le dispositif de 60 000 euros a été imposé par le maire UMP, Maurice Lefèvre, mais est victime de "panne technique"... ("Les communaux votent contre la biométrie", Le Parisien, 13/01/11). En Corrèze, c'est l'administration du lycée d'Arsonval à Brive-la-Gaillarde qui fait face à la contestation contre la reconnaissance de la main à la cantine scolaire, menée par la FCPE, SUD-Limousin et d'autres non-affiliés, rassemblés dans le collectif Dépassons les bornes ("Un collectif dit "non" au menu biométrique", La Montagne, 28/01/11).

Parallèlement, au Gabon, pays guère atteint par le "printemps des peuples" qui touche le Maghreb et le Machrek, l'opposition réclame la mise en place de la biométrie afin d'assainir le fichier électoral et d'authentifier les cartes d'électeurs (GaboNews, 29/01/11).

L'Europe: de la Suisse à la Hongrie en passant par Dublin II...

Et tandis que la Suisse passe à la carte de séjour biométrique ("Vaud se dote d'un centre de biométrie unique pour Suisses et extra-européens", Tribune de Genève, 21/01/11), la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a fait tremblé la Convention Dublin II dans son arrêt retentissant du 21 janvier, en condamnant la Belgique pour avoir transféré automatiquement un demandeur d'asile en Grèce, où il fut sujet à des "traitements inhumains et dégradants" (Réadmissions vers la Grèce : la confiance mutuelle au sein de l’UE à l’épreuve de la CEDH (Cour EDH, G.C. 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce), Combat pour les droits de l'homme, 22/01/11).

Enfin, en Hongrie, le gouvernement très conservateur de Viktor Orban veut établir un registre mondial de tous les individus d'origine magyare afin de "les renforcer dans leur identité" et leur accorder la nationalité hongroise, ce qui suscite des réactions peu amènes dans les Balkans, où de nombreuses minorités hongroises sont présentes depuis le démantèlement de l'Autriche-Hongrie ("Angoissée par son déclin démographique, la Hongrie envoie les mères au foyer", Le Monde, 06/01/11).

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