jeudi 25 novembre 2010

Licenciement Facebook : un mur murmure-t-il ?

La récente affaire Facebook du licenciement de salariés pour "faute grave" en raison de la publication de messages jugés offensants vis-à-vis de l'entreprise a suscité un certain émoi.  En rappelant les éléments principaux de l'affaire et certains commentaires, nous nous interrogeons sur une décision de justice qui conduit à transformer un espace de communication restreint, à savoir aux "amis des amis" sur Facebook, en espace public, où la protection au droit à la vie privée ne s'applique plus, permettant ainsi d'étendre l'emprise de l'entreprise sur ses salariés.


De l'impossibilité de dériver d'une insuffisante protection de la vie privée par les moyens techniques l'inexistence d'un droit à la vie privée 

Sur Bugbrother, Jean-Marc Manach publiait, en octobre, un article intitulé Pour en finir avec les licenciements Facebook, où il semblait considérer que les échanges Facebook relevaient de la correspondance privée; une fois venu le jugement condamnant les salariés pour "rébellion envers la hiérarchie", il publie Pour en finir avec la "vie privée" sur Facebook, qui prend la position résolument inverse : sous le prétexte qu'en fait, il n'y aurait pas de "vie privée" sur Facebook, il faudrait refuser d'accorder une protection en droit du caractère privé des échanges sur de tels réseaux sociaux. 

Le juriste ou le logicien n'aura pas de mal à reconnaître dans ce raisonnement le sophisme dit de Hume, parfois appelé "loi de Hume", consistant à induire d'un état de fait un devoir. En d'autres termes, que les hommes se tuent entre eux, on ne peut conclure qu'ils doivent se tuer entre eux. 

Au-delà de la logique défectueuse de ce billet [voir cependant le commentaire de J.-M. Manach ci-dessous], qui a suscité un certain nombre de commentaires critiques (à juste titre), un juriste spécialiste du droit de la communication soutient lui aussi la décision des Prud'hommes... dont on verra si elle sera entérinée par la cour d'appel. Dans un billet au titre quasi-moralisateur, De tes propos sur Facebook tu te méfieras, Eric Barbry affirme en gros que, selon la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, les "murs Facebook", sur lesquels ont été tenus les propos litigieux, ne sauraient être assimilés à une "correspondance privée". Selon lui:
La correspondance privée n’est pas définie par la loi. Elle s’oppose simplement à la « communication au public par voie électronique » qui est définie à l’article 2 de la loi du 20 septembre 1986 comme « toute mise à disposition du public ou de catégories de public, par un procédé de communication électronique, de signes, de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature qui n’ont pas le caractère d’une correspondance privée ».

Le fait de « communiquer » avec ses « amis » et plus encore avec les « amis de ces amis » ne saurait être entendu comme autre chose [sic] que la mise à disposition d’une catégorie de public d’écrits » qui ne peuvent par nature [sic] relever de la « correspondance » privée.

Pour autant, tout n’est pas nécessairement « public » sur Facebook et sur les réseaux sociaux en général. Il existe en effet bien d’autres moyens de communiquer sur son « mur » ou sur son « espace partagé ». Tous les services ou presque proposent en effet des services de messagerie qui eux, par principe et sauf s’ils sont utilisés pour un envoi en masse, relèveront de la correspondance privée.
Bref, E. Barbry pense que c'est à juste titre que les prud'hommes ont considéré que communiquer sur un mur Facebook, dont l'accès était ouvert aux "amis des amis", ne saurait se prévaloir du titre de correspondance privée, à l'inverse d'un service de messagerie (donc de toutes les formes d'email, dont on sait également qu'ils peuvent être forwardés à de parfaits inconnus, et ne sont donc pas privés au sens technique, mais seulement juridique, du terme).

C'est en effet le raisonnement tenu par le conseil des prud'hommes, et c'était là le principal problème qu'ils avaient à trancher. En mai, le juriste Vincent Dufief rappelait, dans Licencié à cause de Facebook : ce que (ne) dit (pas) le droit, que:
la jurisprudence a établi les contours de ce qui était privé ou public : en substance, en droit de la presse, les tribunaux jugent que les propos sont publics lorsqu’ils sont adressés à « diverses personnes qui ne sont pas liées entre elles par une communauté d’intérêts » (Cass. Crim 24.01.1995 / Cass.civ. 23.09.1999). Tel est par exemple le cas d’une «lettre ouverte» adressée à certaines personnes, mais pouvant parfaitement être lue par d’autres (car cette lettre n’était pas confidentielle).
Le cercle des "amis des amis" doit-il être protégé par le droit à la vie privée et à la confidentialité des échanges ?

Or, le jugement n'a pas invoqué cette notion d'absence de "communauté d'intérêts", mais a simplement considéré que le droit au respect de la vie privée des salariés n'avait pas été violé parce que "l'usage de Facebook [permet] d'avoir accès à des informations sur la vie privée lues par des personnes auxquelles elles ne sont pas destinées". Rappelons que l'entreprise a eu vent de ces échanges par la copie d'écran du profil Facebook d'un salarié, transmise par un autre salarié, "ami d'ami" sur Facebook.  Le conseil des prud'hommes précise en effet que "ce mode d'accès à Facebook dépasse la sphère privée" et que "par le mode d'accès choisi, cette page était susceptible d'être lue par des personnes extérieures à l'entreprise, nuisant à son image."

Votre vie privée n'est pas protégée dès lors que vous l'exposez à des inconnus, semblent ainsi dire les prud'hommes. On retombe en gros sur le raisonnement de J.-M. Manach. Mais comme le rappelait un collègue d'E. Barbry lors d'une interview au Post, cela soulève la difficulté de compréhension des paramètres Facebook. En bref, on présume que donner accès à son mur à "ses amis et leurs amis" constitue un exhibitionnisme volontaire de sa vie privée. N'étant pas utilisateur de Facebook, il me semble que cela n'est pas une présomption choquante.

Mais on revient à l'impossibilité humienne de conclure, d'un fait, un devoir. La justice trace ici une limite entre espace public et espace privé, considérant que donner accès aux "amis de ses amis" à son profil Facebook constitue, de fait, un abandon du respect au droit à sa vie privée.  Pour E. Barbry, il en va même de la "nature" de ce mode d'accès, qui ne "saurait être considéré" comme une correspondance privée.

On est en droit de se demander: pourquoi? Certes, pour un non-utilisateur de Facebook, il s'agit sans doute d'une forme d'exhibitionnisme. Mais celle-ci reste toutefois limitée dans les cercles d'une communauté, à savoir celle des "amis de ses amis". Il ne s'agit pas, comme ici, d'un blog public. Le droit français vient pourtant d'assimiler purement et simplement les deux.

Pour J.-M. Manach, il a bien fait, car on ne peut pas "espérer pouvoir mener une “vie privée” dès lors que l’on s’exprime devant des dizaines, et plus souvent encore des centaines, d’”amis” qui n’en ont souvent que le nom, et que l’on ne connaît généralement pas vraiment". Dès lors, selon lui, cela ne doit mener à aucune censure, mais à responsabiliser les internautes. On rejoint ici le titre moralisateur du billet d'E. Barbry, "méfiez-vous de vos propos"... Peut-on croire que cette invocation à la responsabilisation ne constituerait pas, elle aussi, une forme de censure?  Dans Oublier le droit à l'oubli, on avait rappelé que :

La responsabilité individuelle, fondement du droit jusqu'à nouvel ordre, n'a aucun rapport avec le fait que tous vos actes et paroles soient accessibles de façon permanente par votre patron, votre ex, vos arrières-petits-enfants ou le militant néonazi s'amusant à répertorier tous les changements de noms de personnes d'origine juive, maghrébine ou arménienne.
Contrairement à ce que prétend Hugo Roy, cité par Manach, publier un écrit n'implique pas, ipso facto, qu'il soit public. Pas, en tout cas, quand il s'agit de publication dans un cercle restreint: sinon, il n'y aurait plus aucun sens à parler de secret des correspondances.  Ni non plus, par exemple, de conserver confidentiel les compte-rendus publiés de certaines délibérations, comme celles du Conseil constitutionnel, ou, pendant longtemps, des débats parlementaires. Il y a toujours eu, en fait comme en droit, des distinctions entre niveaux de publicité des écrits.

Or, le fait que Facebook ait accès aux données que vous publiez n'a rien à voir avec l'accès de votre employeur à ces mêmes données. Il s'agit bien d'un cercle restreint, celui des "amis de vos amis". Rappelons que selon L'Espace public de Habermas, la sphère publique était originellement un espace interne au privé, la "sphère des personnes privées rassemblées en un public", ou l'espace de la libre discussion.  Plutôt que de prendre en compte ce degré intermédiaire entre le journal intime et la lettre ouverte, le Conseil des prud'hommes a tout simplement favorisé l'emprise de la hiérarchie de l'entreprise sur ses salariés. Il n'a pas seulement jugé les propos outranciers: il a aussi considéré qu'il ne saurait y avoir, du moins sur les réseaux sociaux, de discussion publique, à l'intérieur d'un cercle restreint, concernant l'entreprise, dès lors que les échanges sont accessibles à d'autres que les seuls employés - nuance capitale.  

Cette nuance est probablement la plus importante, puisqu'elle laisse peut-être ouverte une voie étroite à la critique de l'entreprise au sein d'un groupe Facebook spécifique - mais un tel groupe pourrait-il exister sans être surveillé, voire infiltré? De plus, cette maigre possibilité contraint les salariés à séparer nettement leur vie professionnelle de leur vie personnelle. Ce qui n'est peut-être pas plus mal.

Des régimes divers de communication et de l'emprise de l'entreprise sur la vie des salariés

Le vrai débat est là: quelle position le droit doit-il adopter face à ces régimes divers de communication, oscillant entre différents degrés de publicité et de confidentialité? Refuser de prendre en compte cette échelle variable relève du manichéisme. L'autre question concerne les interesections entre la vie professionnelle et la vie personnelle. Or, si tracer une barrière entre les deux semble souhaitable, on sait - et la récente épidémie de suicides l'a rappelé de façon dramatique - à quel point celle-ci est fragile, du fait même des pratiques du management moderne.

Cela ne veut pas dire que tout propos serait acceptable dès lors qu'il serait privé. En l'espèce, on comprend qu'E. Barbry considère légitime que les propos en question aient été condamnés (il s'agissait en gros d'un "complot" sarcastique visant à se moquer à longueur de journée de la hiérarchie, forme comme une autre de résistance à l'ordre managérial, dont Bonjour Paresse avait fait l'inventaire). De là à refuser d'accorder à ces espaces intermédiaires la protection de tout droit à la vie privée...

Les autres arguments invoqués ne sont guère pertinents. En particulier, le fait que ces "amis Facebook" ne soient pas "réellement" vos "vrais" amis ne devrait rien changer à l'interprétation de cette affaire. Dans la "vraie vie", tous vos amis et les amis de vos amis sont-ils aussi vos "vrais amis"? N'est-ce pas, précisément, qu'à force d'épreuves et de trahisons, comme celle ici effectuée par l'un des salarié "ami d'ami" du licencié, que l'on reconnaît ses "vrais amis"?  

Voir aussi: Oublier le droit à l'oubli, billet du 28 avril 2010.

Creative Commons License Merci d’éviter de reproduire cet article dans son intégralité sur d’autres sites Internet et de privilégier une redirection de vos lecteurs vers notre site et ce, afin de garantir la fiabilité des éléments de webliographie.

3 commentaires:

  1. Bonjour,

    je n'ai pas écrit, dans mon 1er article, que les échanges, sur Facebook, relevaient de la "correspondance privée", mais qu'ils avaient été tenus sur des murs "fermés", et que le problème, c'était donc le délateur, pas Facebook, ni ses utilisateurs; mon article, par ailleurs, visait bien plus à contester les termes du débat sur le "droit à l'oubli" que le statut public/privé de Facebook.

    Quant à mon 2nd article, il ne plaide aucunement, comme vous l'écrivez, pour un "refus d'accorder une protection en droit du caractère privé des échanges sur de tels réseaux sociaux" : à rebours de ce que je lisais dans la presse, je notais que ces licenciements étaient paradoxalement une "bonne nouvelle", au sens où (et ce n'est pas un argument juridique, mais quelque chose de plus politique) je ne pense pas que l'on puisse pleinement mener une "vie privée" sur un "réseau social" (sauf à y échanger des messages "privés", bien évidemment), d'où ma proposition de notion de "vie sociale", pour ceux qui, contrairement à moi, ont un mur Facebook "fermé" et n'y mènent donc pas une "vie publique".

    Je ne suis pas juriste, et n'entrerait pas dans le débat que vous esquissez, et qui dépasse mes compétences. Je préférerais, certes, que les propos tenus sur un mur "fermé" puisse relever de la correspondance privée. Mais (et au-delà du droit, donc) je ne pense pas que ce que l'on publie et partage auprès de 10aines ou 100aines d'"amis" puisse réellement relever de la "vie privée", ne serait-ce que parce qu'il y a trop de risques de fuites, délibérées ou fortuites, et qu'il vaut mieux, je pense, le faire de sorte que l'on puisse l'assumer publiquement.

    Sincèrement,
    jean marc manach

    RépondreSupprimer
  2. Bonjour,

    merci pour votre mise au point, même si je dois avouer, en lecteur régulier de votre blog, qu'elle me laisse un peu sur ma faim.

    J'ai peut-être lu trop vite ces articles - mea culpa. Néanmoins, au-delà du fait qu'il est évident qu'on ne peut tenir Facebook pour "responsable" d'un licenciement (à moins de revenir à la bonne vieille habitude d'exécuter les porteurs de mauvaise nouvelle), il me semblait bien avoir compris, de votre reprise des propos de NKM, selon lesquels "bien souvent, les propos ayant entraîné des licenciements avaient été publiés dans le cadre d’”échanges privés“ [...] le problème, ce n’est pas Facebook, mais la violation de la vie privée, voire du secret de la correspondance, de ceux qui s’en sont servis pour s’exprimer…", que vous les souteniez.

    Ce que vous confirmez d'ailleurs, en déclarant ici que vous préfériez que ces "propos ... puissent relever de la correspondance privée".

    Au-delà de ce pinaillage sur mon interprétation de ce que vous avez écrit, la question principale est bien celle du plan, politique, social ou juridique, voire philosophique, sur lequel on se place. C'est pourquoi je vous ai cité, ainsi que plusieurs autres juristes, pour faire apparaître les différences de points de vue - qui, paradoxalement, semblaient se rejoindre : j'estime qu'on a intérêt, sur un plan politique, à souligner à quel point cette décision revient à donner un droit de regard de l'entreprise sur certains espaces de "convivialité" et de débats dans un cercle restreint.

    J'utilise à dessein cette expression de "convivialité", chère à I. Illich, qui aurait sans doute tiré à boulets rouges sur ce genre de socialité "factice".

    Et là, au-delà du plan du droit - qu'il faut, avant toute chose, rappeler et distinguer de la politique et du "social", étant donné qu'il s'agit bien d'une décision juridique -, je crains qu'il soit très ambiguë d'en appeler à la responsabilité de ses écrits. Non pas qu'il faille être irresponsable, mais cette injonction sonne trop souvent à la fois comme prescription morale et comme contrainte juridique à mettre en oeuvre.

    Or, si la morale de ses écrits regarde chacun (qu'on soit, ou non, "anonyme", terme très relatif sur Internet), en finir avec l'anonymat ou demander aux internautes de répondre de leurs écrits, quels qu'ils soient, devant la justice, me semble être une évolution dangereuse.

    Vous semblez plutôt vous placer sur le terrain "technique", dans lequel en raison des risques de fuite, il vaut mieux prévoir celles-ci. Il s'agit là d'une responsabilité très différente, il me semble, qui vise plutôt à se protéger (comme cette affaire le rappelle) qu'à "répondre de ses écrits". Ne faudrait-il pas parler, plutôt, de "prudence" que de "responsabilité" ?

    RépondreSupprimer
  3. Dans ce sens, je comprend que vous parliez de "bonne nouvelle" paradoxale, en ce qu'elle met en lumière un fait et un risque dont les internautes doivent prendre conscience. Mais le coût de cette « leçon » juridique me semble trop élevé, surtout lorsqu'elle aboutit à affirmer une définition restreinte, limitée et binaire de la "correspondance privée", qui met en péril une certaine liberté d'expression.

    Par ailleurs, ce "risque de fuites" est-il bien spécifique aux réseaux sociaux? N'est-il pas tout autant présent "dans la vie réelle"? Ou prend-il une nouvelle ampleur, le changement d'intensité devant conduire à redéfinir les bornes de l'espace privé ?

    En bref, nous avons intérêt à bien distinguer les plans sur lesquels nous parlons. La notion de "vie privée" nous pose sans cesse ce défi, dans la mesure où il s'agit d'un concept juridique ("le droit à la vie privée"), social (la sphère publique comme espace de libre débat des personnes privées créée au XVIIIe siècle, selon Habermas, c'est-à-dire en fait comme lieu privé), psychologique ("l'intimité"), informatique (les questions de traçabilité et d'identification numérique), etc.

    Il faut réussir à tenir ensemble ces différentes facettes lorsque nous débattons de ce concept. Il s'agit là, sans doute, d'un concept qui, loin de perdre toute pertinence, est de plus en plus débattu, comme vous le remarquez. Il nous faut faire des distinctions fines, et l'idée d'une "vie sociale" que vous avancez en est une. A condition de ne pas la rabattre sur une "vie publique" qui ne serait qu'une forme de limitation du débat public via l'instauration d'un droit de regard des entreprises sur les communications de leurs salariés.

    Le débat, très différent à première vue, sur le "voile" et la "laïcité", montre à quel point les conceptions actuelles de l'espace public et de la liberté d'expression et de convictions (y compris, bien sûr, en matière de religion), sont plurielles, voire antagonistes.

    Dans le cas de l'affaire Facebook, la "vie privée" semble perdre du terrain pour laisser place à un droit de regard de l'entreprise ; dans le cas du voile, l'espace public de la laïcité se restreint, pour ne plus laisser libre cours à l'expression de convictions religieuses, fussent-elles controversées et (ultra-)minoritaires, que dans le strict cadre privé du foyer. En bref, l'espace public s'élargit dans le premier cas, et se rétrécit dans le second, avec un même effet: un contrôle accru sur le comportement des personnes.

    On peut, et on doit, s'interroger sur ces conceptions variables, en tant que citoyens éclairés par le débat public : nos compétences, à ce titre, sont les mêmes. Ne laissons pas les spécialistes seuls autorisés à prendre position...

    Cordialement

    RépondreSupprimer