dimanche 28 mars 2010

Contrôler l'Internet: la "cyberguerre" selon Ron Deibert et Rafal Rohozinski

Les récentes manifestations en Iran, où Twitter a été l'un des facteurs de propagation de la mobilisation dans la rue, ou d'autres événements similaires en Chine (avec le retrait de Google), lors de la guerre russo-géorgienne, etc., ont attiré l'attention sur les nouveaux moyens de contrôle de l'Internet. Nous résumons ici les principaux points d'un article, en anglais, de Ron Deibert et Rafal Rohozinski (Cyberwars, Eurozine, 26/03/10), deux membres du projet Open Net Initiative destiné à lutter contre toutes les formes de censure, juridique ou technique, sur Internet. 

On pourrait croire qu'un tel intérêt s'éloignerait du projet initial de ce blog, centré sur l'analyse des procédures d'identification, dans le monde réel ou "virtuel". Il n'en est évidemment rien: l'identification est au cœur du contrôle de la liberté d'expression sur Internet, tout comme elle est au cœur du contrôle de la liberté de circulation dans l'espace géographique réel.

Selon Donbeirt et Rohozinski, l'évolution du contrôle politique sur Internet tend vers ce qu'ils appellent les "next generation" controls, ou contrôles de la prochaine génération. Ceux-ci se caractérisent par le déplacement de l'accent du contrôle des accès physiques et infrastructuraux à Internet à un contrôle plus souple, autorisant l'accès en général à Internet tout en contrôlant les formes et modalités d'expression.

Le premier moyen de contrôle est, bien sûr, juridique: il s'agit non seulement d'utiliser la législation concernant la liberté de la presse ou des médias de communication électronique, c'est-à-dire les lois autorisant la censure, mais aussi de faire appel à des dispositions législatives plus anciennes qu'on mobilise à cet effet. Les auteurs évoquent ainsi la censure dont a fait objet l'Open Net Initiative lui-même lors du Sommet sur la gouvernance de l'Internet à Charm-el-Cheik (novembre 2009): en raison des mentions de la Chine, les organisateurs ont invoqué des règles interdisant la publicité sur les lieux du sommet pour faire retirer les bandeaux de l'Open Net. Ces règles étaient néanmoins appliquées de façon très variable... Toute sanction juridique exige cependant l'identification des prévenus: elles requièrent donc la mise en place de dispositifs techniques d'identification.

Mais l'essentiel des contrôles n'est peut-être pas de nature juridique, ce qui s'explique, entre autres, par la nature privée des opérateurs fournissant l'infrastructure du net. Ceux-ci peuvent en effet être soumis à diverses pressions politiques, conduisant à un hiatus évident entre la politique effective d'un gouvernement et sa législation. Des sites comme You Tube, Facebook, etc., sont ainsi confrontés à des pressions pour faire retirer certaines vidéos ou posts.

En Iran, la Garde révolutionnaire, principal bras armé du régime des mollahs, est propriétaire de la firme nationale de télécommunications: elle a pu ainsi exercer des pressions sur celle-ci lors des manifestations contre le régime. Les auteurs évoquent aussi l'affaire Tom Skype, lors de laquelle le service de communication téléphonique en ligne a espionné ses clients pour le compte des autorités chinoises. Un tel "outsourcing" du contrôle rend la responsabilité des autorités beaucoup plus difficile à établir en droit, conduisant aussi à rendre floue la frontière entre privé et public. Par ailleurs, le recours croissant des ONG à des réseaux sociaux, afin d'informer et de mobiliser, fragilise celles-ci: Reporters sans Frontières avait ainsi ingénument mis un lien vers une pétition sur Facebook pour la libération du Tibétain Dhondup Wangchen: le site était en fait un leurre mis en place par les autorités chinoises...

Un autre moyen courant est le "just-in time blocking" (blocage juste à temps): il s'agit alors d'attaquer certains serveurs, soit par des pirates (officiellement liés, ou non, aux autorités), soit en coupant les sources d'électricité, afin d'empêcher l'accès à certains sites et informations pour une brève période. Attaques courantes en Asie centrale, celles-ci peuvent aussi se faire passer pour de simples problèmes techniques, courant dans des pays où l'infrastructure matérielle du net demeure fragile.

Enfin, la "cyberguerre" actuelle - on peut questionner l'usage de ce terme pour désigner davantage le contrôle des autorités sur le net qu'une guerre étatique menée via des moyens informatiques - se caractérise par la confusion des acteurs privés, individuels et plus ou moins indépendants, et des autorités publiques (ou leurs agences de renseignement). Des groupes militants peuvent ainsi participer à l'intoxication sur des forums (le Wu Mao Dang en Chine, ou parti des 50 centimes, nommé ainsi parce que chaque membre serait payé 50 cents à chaque fois qu'il poste en faveur du gouvernement) pour le compte de la politique nationale. Une telle confusion de la barrière privé/public, individuel/étatique, permet aux responsables politiques de décliner officiellement toute responsabilité dans les attaques visant des contestataires.

Lire l'article en anglais: Ron Deibert, Rafal Rohozinski, Cyberwar, Eurozine, 26 mars 2010.


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