samedi 22 janvier 2011

L'affaire Daniel Pearl, résolue grâce à la biométrie?

Saddam Hussein, upon capture.
Khalid Sheikh Mohamed, l'assassin de Daniel Pearl?
C'est l'histoire de la victoire de la preuve, nécessairement scientifique, contre la religion de l'aveu, extorqué qui plus est sous la torture. C'est aussi l'histoire d'une longue enquête, parsemée d'embuches, d'erreurs judiciaires, de romans-fictions et d'agitation dans le bocal médiatique parisien, mais qui mènerait surtout au patibulaire Khalid Sheikh Mohamed, cerveau avoué des attentats du 11 septembre, "détenu-fantôme" incarcéré en toute illégalité par l'administration Bush à Guantanamo, terroriste islamiste victime du supplice de la baignoire, euphémisé en waterboarding ou "simulation de noyade", comme dit Le Figaro, lequel lui a été infligé par la CIA à plus de 183 reprises. 

L'affaire Daniel Pearl a ainsi tout pour représenter la victoire de la Science, incarnée par les techniques modernes de la police scientifique, sur la barbarie, représentée tant par le terrorisme aveugle d'Al-Qaïda que la réponse barbare et moyen-âgeuse de la CIA et des services pakistanais, sous la houlette du sinistre "W". Un véritable roman, édifiant en ce qu'il montre comment la Science entretiendrait un lien intrinsèque avec la Démocratie et les Droits de l'Homme - les majuscules sont ici, impératives - dans leur lutte commune contre le terrorisme, qu'il soit étatique ou non. Un feuilleton procédant par mise en abîme, avec l'épisode lamentable de l'"enquête BHL", du nom du célèbre médiato-intellectuel qui, fatigué de sa posture de vieux "nouveau philosophe", s'était fait, pour l'occasion, "journaliste".

Le rapport du Pearl Project et la reconnaissance des veines de la main

Un rapport de l'Université Georgetown, publié par le Pearl Project, piloté par une collègue du journaliste assassiné du Wall Street Journal, prétend ainsi enfin connaître la vérité sur l'assassinat de Daniel Pearl, séquestré le 23 janvier 2002 au Pakistan alors qu'il enquêtait sur la tentative d'attentat de Richard Reid. Il aurait en effet été tué par Khalid Sheikh Mohamed (KSM), le "cerveau" présumé du 11 septembre. Celle-là aurait été obtenue, selon le Washington Post du 20 janvier, par l'analyse de la vidéo où l'on voit la main d'un homme tuant le journaliste. Selon le résumé du rapport:
les doutes concernant l'aveu de KSM [à propos de l'assassinat de Pearl] obtenus lors d'une séance de supplice de la baignoire ["waterboarding"] ont été allégés après que des agents du FBI et de la CIA aient utilisé une technique appelée "vein-matching" afin de comparer la main du tueur sur l'enregistrement vidéo avec une photo de la main de Mohamed.
Cette information capitale, signe de l'indubitable victoire de la preuve biométrique sur l'aveu extorqué, fut relayée, sans guère plus d'analyse, par la presse internationale, dont Le Figaro (20/01), ou The Guardian (20/01), qui évoque les condamnations d'innocents au Pakistan liées à cette affaire.

Une victoire de la Preuve sur l'Aveu?

Les autorités auraient ainsi utilisé la technique de reconnaissance des veines de la main  pour lever ces "doutes".  Information reprise sans plus de précautions par la presse.

Cependant, d'ordinaire, cette technologie fonctionne en comparant le réseau veineux de la main, réelle, au gabarit biométrique enregistré préalablement par le dispositif de reconnaissance biométrique. On peut s'interroger sur l'efficacité d'une technique ne comparant que le seul réseau veineux d'une photographie à celui tirée d'une image d'une séquence vidéo. Si la technique était réellement éprouvée... que dire, sinon qu'ils sont vraiment forts, ces Américains ?!

Il y a plus troublant: si on va plus loin que le résumé du rapport, lorsque celui-ci évoque les veines de la main, c'est simplement pour dire que les autorités ont demandé à KSM, alors détenu à Guantanamo en toute illégalité, de présenter sa main dans la même position que l'image de la vidéo, afin de la photographier. Cela fait, ils n'ont comparé les deux images que par une simple observation humaine (p.64 du rapport) ! Ceci est d'autant plus gênant que le rapport considère cette identification comme la preuve principale contre KSM (p.65). On y lit en effet:

"Et, en effet, les experts de la police scientifique [forensic experts] avaient découverts que les mains concordaient parfaitement, jusqu'à la forme de la veine qui traversait le dos de la main [down to the pattern of the vein that crossed the back of the hand]. "En regardant les deux photos, il n'y avait rien, pour moi, qui pouvait contredire cette conclusion", a dit ainsi au Pearl Project Davis, qui a depuis quitté l'armée pour devenir directeur du Crimes War Project, une organisation non-lucrative basée à Washington D.C. "Je n'ai aucune raison de douter que Khalid Sheikh Mohamed ait tué Daniel Pearl".

(...) Au-delà de l'aveu de KSM, le gouvernement américain n'a jamais révélé aucune preuve corroborante. Après des dizaines d'entretiens, le Pearl Project a découvert que la meilleure preuve détenue par les autorités américaines était constituée par cette concordance de la veine [vein match - plutôt que "réseau veineux", puisque le rapport évoque seulement une veine dans l'extrait sus-cité].
De deux choses l'une. Soit les auteurs du rapport se sont mal exprimés, ce qui est étonnant non seulement au regard de la fiabilité accordée à leurs travaux, mais aussi au regard de l'importance de cette "preuve" qui corroborerait l'aveu de KSM, soumis à de multiples séances inhumaines de torture. Soit ce qui est écrit retrace fidèlement ce qui s'est passé. Mais alors, les auteurs du rapport ont fait passé, dans leur synthèse, un simple test d'observation humaine, visant à comparer deux images de main, en faisant attention, entre autres, au tracé des veines, et en particulier au tracé d'une seule veine, pour le fruit d'une "technologie biométrique". Et les journalistes ont suivi! Ainsi, Le Figaro évoque des "techniques de la CIA et du FBI" utilisés pour "comparer les veines des bras [sic - il s'agit du dos de la main] du bourreau". Le rapport ne fait pourtant allusion à aucune technique en particulier, si ce n'est celle de l'observation empirique.

Une veine pour confondre l'assassin ? 

Ainsi, la seule preuve contre Khalid Sheikh Mohamed, en-dehors d'aveux non seulement suspects, mais également inutilisables devant une juridiction civile en raison des multiples séances de torture, réside dans cette "veine traversant le dos de la main", formellement identifiée comme identique sur deux images, l'une tirée d'une photographie de la main du suspect, faite à la demande de la CIA à Guantanamo, l'autre extraite d'une séquence vidéo montrant la mort de Daniel Pearl.

Contrairement à ce que laisse entendre la synthèse du rapport, ainsi que la presse, nulle "technique" spécifique ici, nulle reconnaissance biométrique du réseau veineux de la main, fût-elle effectuée grâce à une technologie uniquement employée par la CIA. Non, le simple résultat d'une observation attentive, d'un œil exercé, bref, d'un savoir empirique appuyé sur la seule technique de la photographie et du cinéma... La victoire de la Preuve sur l'Aveu, l'épopée du triomphe de la Science et de la Démocratie contre l'Obscurantisme et la Barbarie, en prend un coup. Et après la triste enquête de Bernard-Henry Lévy, le monde médiatique perd encore en crédibilité en titrant sans plus de précaution sur l'assassinat soi-disant avéré de Daniel Pearl par KSM.

Reste à voir, si jamais un jour l'administration Obama réussissait à faire juger KSM devant une juridiction civile, au lieu des commissions militaires naguère envisagées par G. W. Bush, si les juges et le jury accepteraient de le condamner pour ce meurtre - lequel ne constitue qu'un des nombreux chefs d'inculpation pesant contre lui - sur cette seule "preuve", qui repose, en dernière instance, sur l'assurance d'un œil "expert".

Dommage ! Si une véritable analyse biométrique du réseau veineux de la main avait été menée, on aurait pu, peut-être, savoir si la justice américaine accepterait de considérer celle-ci comme preuve légitime. Ce qui aurait eu l'effet inquiétant de permettre de condamner quelqu'un sur la seule foi d'images photographiques, ou tirées de caméras de surveillance, de la scène du crime, sans même avoir besoin d'une empreinte, digitale ou génétique...  


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3 commentaires:

  1. Attention !

    Une petite faute dans le texte ci-dessous : La reconnaissance de la forme ou géométrie de la main (son volume comme dans un moule) n'a rien à voir avec la reconnaissance du réseau veineux (de la main d'un doigt...)

    "Les autorités auraient ainsi utilisé la technique de reconnaissance des veines de la main - que la CNIL (Commission nationale informatique et libertés) désigne habituellement sous le nom de "géométrie de la main" - pour lever ces "doutes". Information reprise sans plus de précautions par la presse."

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  2. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  3. Merci pour cette précision, tout à fait exacte - je rectifie l'article.

    J'avais en effet écrit que la CNIL "désignait habituellement" cette technique sous le nom de "géométrie de la main", parce que j'avais le souvenir qu'elle tendait parfois à confondre un peu les deux techniques dans ses délibérations, quitte à préciser ensuite leur différence. Mais il semble que ce souvenir soit erroné...

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